Thomas Teurlai

par Marianne Derrien

Subsidences

21.01 – 15.05.2022

Frac Bretagne, Rennes

Attaquer l’attaque ou les résurgences souterraines

Au commencement sera le chaos. Si quelque chose de vivant se matérialise à partir de ce qui reste, il en va, chez Thomas Teurlai, d’une stratégie du plaisir subversif[1]. Autrement dit, c’est avec le sens de l’urgence qu’une certaine subversion du pouvoir peut se réaliser. Depuis ses études à la Villa Arson jusqu’à la co-création du Wonder – collectif d’artistes qui investit des lieux en région parisienne, l’artiste ne cesse de chercher des zones autonomes pour forger des espaces de résistances. Entre ce qui vit et ce qui meurt, il y a toute une zone d’ombres emplie de flux d’énergies, où il ne fuit jamais le détail. Lovées dans un écrin de clandestinité, certaines de ses œuvres ne donnent d’elles que quelques indices à décoder : elles naviguent entre espaces de liberté et d’action, de la friche industrielle et tertiaire aux lieux institutionnels. Ni dans l’enracinement définitif ni dans le complet nomadisme mais très souvent dans une énergie collective, sa pratique s’est construite au contact d’autres artistes, donnant lieu à de multiples collaborations, entre partage et transmission.

Quand Thomas Teurlai réalise« Subsidences », sa récente exposition au Frac Bretagne ou d’autres projets à venir au CAPC de Bordeaux et au Cyclop de Jean Tinguely à Milly-la-Forêt, c’est pour révéler ces lieux de conservation ou de monstration de l’art. Telles des machines temporelles, ses interventions tissent une multitude de récits qui se stratifient. En elles s’établissent des circuits qui permettent de tester des situations psycho-cinétiques, souvent enivrantes, qui s’adonnent à des épilepsies mécaniques et lumineuses dont le magnétisme machinique, tant joyeux que sombre, s’allie aux ondes et aux fréquences, aux énergies conductrices et aux rythmes organiques.

La sculpture ou le cycle infernal du Capital fossile[2]

Il est des artistes qui savent donner à leurs œuvres une grande force de vie avec le silence des corps et l’obscurité des lieux qu’ils investissent. Thomas Teurlai est de ceux-là. Il sait capter l’essence voire l’énergie-même du médium sculptural dans toutes ses potentialités. C’est faire entendre un courant électrique ou sentir les vapeurs de l’huile de friture qui modifient l’éclairage d’une usine de poisson en Islande ; c’est expérimenter une tente trempée dans l’argile cuite à l’étouffée à Dakar, au Sénégal – entre camping, pratiques ancestrales, hasard du voyage et débrouille. Ailleurs, un moteur de voiture tourne au point mort pour générer une sculpture ; des sneakers et des casquettes en terre cuite sèchent au coin d’un feu dans un entrepôt à Baltimore ; une cabine de douche explore les propriétés diélectriques de l’eau ou, encore, une usine brinquebalante moule l’intérieur de vieux frigos avec du béton, formant des gradins-sarcophages.

Camping sauvage (liquid clay, fabrics, wood fire),Dakar (Senegal), 2013 Photo: © Thomas Teurlai

Toutes ces œuvres influencent la construction des espaces qui les accueillent. La poésie qui s’en dégage émerge d’une distillation de l’expérience quasi performative. Pour faire vriller les affects et vibrer les forces motrices, Thomas Teurlai sculpte les contours d’un futur potentiel en exhumant des objets du quotidien. Ce faisant, il dévoile leur squelette saillant et les fissures d’une minutieuse ingénierie. Ainsi de Washing Skope, machine à laver devenue lanterne magique du XXIème siècle, qui s’anime le temps d’un lavage et donne à voir ses rouages en image. Truffée de microphones, l’installation fait également entendre le son de ses entrailles. Loin de tourner à vide, la machine – objet sous emprise imputé d’un degré de vie – bascule de l’utile au merveilleux, du banal au particulier. Portée par sa puissance visuelle et sonore envoûtante, elle déverrouille notre relation archaïque à l’objet et engage une pensée de l’émancipation : souterraine et spirituelle, dopante et magique. La machine modifiée par l’artiste joue des automatismes, de l’inconscient mécanique et des schémas répétitifs du fordisme – entre névrose, dépendance et machination, qui usent et déshumanisent.

Dans un monde divisé entre le capital et le travail, il faut appuyer là où cela fait mal pour sortir d’une servitude née du productivisme et du culte de la croissance. Depuis la machine à vapeur, l’humain, devenu outil, est un chaînon parmi les autres. La théoricienne et militante féministe marxiste Silvia Federici estime, quant à elle, que la première machine « développée par le capitalisme » fut « le corps humain, et non la machine à vapeur ni même l’horloge[3]. » Celui-ci, converti en force de travail, impliquerait la mort du corps magique. Si le taylorisme a vu naître l’automatisation des corps – et donc des désirs, Thomas Teurlai pousse le curseur bien plus loin : non pas dans l’absurde mais dans une clairvoyance qui retourne le concept de l’homme-machine afin d’en extraire ce « corps paysan, pré-industriel, magique[4] » si cher à Federici.

L‘âge du faire[5] : hacker vers l’autonomie

En singeant les moyens de production, Thomas Teurlai électrise toutes les pensées et mouvements mécaniques du XIXème et du XXème siècles dans un bain alchimique qu’il secoue et qui nous agite. Pour ce faire, c’est dans la toile infinie des savoirs librement partagés sur Internet qu’il puise, y piochant parmi les innombrables tutoriels à la portée de toutes et tous. L’enjeu est là : redistribuer les ressources et dissoudre les hiérarchies, en utilisant des technologies qui n’exploitent plus.

Transchrones, installation complexe et composite, entre sculpture, projection vidéo et machinerie, propose une errance au milieu d’une Terre devenue inhospitalière. Toute situation de vie y est devenue incontrôlable en raison du phénomène de subsidence, affaissement géologique soudain – mais parfois progressif – de l’écorce terrestre, sous l’effet d’une charge qui vient s’y ajouter – comme le bétonnage à outrance. Sculpture-machine pensante, l’œuvre titille la fiction et son pouvoir à travers la voix performative, errante et poétique de l’écrivain Alain Damasio ; sa langue pirate et entre en combat pour accroître la puissance malléable et rotative des mots . Son souffle saccadé et chamanique sculpte littéralement la langue et l’espace qui l’accueille pendant que la sculpture, à la fois moteur et lanterne magique, fait tournoyer l’imaginaire. Le bâtiment du Frac Bretagne devient alors le centre de gravité de l’œuvre tellurique de Teurlai-Damasio, qui résonne autant avec l’architecture gothico-occulte d’Odile Decq qu’avec l’œuvre in situ d’Aurélie Nemours attenante au Frac. Prises dans cette spirale fantasmagorique, les visions entropiques, entre fabulations, paysages intérieurs et souvenirs-rêves, relient l’avenir à ces archives d’une mémoire humaine digitalisée qui se patinent avec le temps.

Vue de l’exposition Subsidences, Thomas Teurlai, du 21 janvier au 5 mai 2022, Frac Bretagne, Rennes. Transchrones, 2021 (avec Alain Damasio) © Thomas Teurlai. Crédit photo : Salim Santa Lucia

Thomas Teurlai fragmente l’hégémonie ethnocentrée des savoirs académiques,  construite sur les dualismes entre nature et culture qui ont favorisé les logiques d’exclusion inhérentes aux crises climatiques et économiques. L’artiste reprend à son compte ce qu’affirme McKenzie Wark, écrivaine australienne et théoricienne de la sociologie des nouveaux médias et de la communication, à savoir : il est temps de posséder et de contrôler l’information. Avec son Manifeste hacker, essai de philosophie politique publié en 2004, et son récent ouvrage intitulé Capital is Dead, l’autrice définit la classe « hacker » – qui regroupe des individus censés être « privilégiés » en raison de leur créativité et de leurs compétences techniques – en opposition à la classe « vectorialiste » – celle de la domination rentable, qui exploite l’univers technique imaginé et conçu par les hackers. Si l’informatique a permis une augmentation des connaissances et des savoirs – opérant une révolution pour trouver de nouveaux espaces et se réinventer, la contre-culture californienne des années 1960 a toutefois renversé les valeurs en idéalisant cette quête technologique quasi spirituelle pour fluidifier nos vies. Dans ce chaudron utopique et dystopique façonné dans l’Ouest américain, les dérèglements et les inégalités ont prospéré et continuent à nourrir la fascination ambivalente pour la machine et notre dépendance. Au-delà de ce miroir technologique, une lutte se bricole. L’action est directe. Elle cultive son autonomie, celle du voltage à la (ré)volte.

Logique du vivant

C’est en bouturant les pratiques qui enraillent la machine, que Thomas Teurlai affirme la porosité entre les savoirs biologiques, politiques et économiques. Sans tomber pour autant dans le piège d’un dualisme néo-évolutionniste, qui opposerait le global technologique au local traditionnel. Si ses œuvres empruntent aux terrains qu’elles traversent des manières de raconter, elles captent le potentiel toxique et destructeur de la technologie. Elles mettent en lumière le rôle de la mécanisation dans un processus social afin d’esquisser et d’entraver les contours d’une esthétique du désastre, nourrie de discours apocalyptiques et d’un romantisme des ruines. Thomas Teurlai se situe ainsi dans le prolongement de la pensée de l’historien et politologue Achille Mbembe, qui analyse le devenir-artificiel de l’humanité et son pendant – le devenir-humain des machines. L’auteur souligne, dans son ouvrage Brutalisme, que : « créer du vivant à partir de l’invivable […] le XXIème siècle [est] la route vers ce monde de la nature fabriquée et de l’être fabricable […]. La technologie est finalement parvenue à s’ériger en destinée ontologique de l’ensemble du vivant[6]. » 

Washing Skope (washing machine, High power LED, strobing device, 1.7 focal lens)
© Thomas Teurlai. Photo : Salim Santa Lucia

Projet mené entre la France, le Sénégal et les États-Unis, l’œuvre totémique Bootlegg/Hydroponics est à la fois un jardin hors sol et un laboratoire en circuit fermé avec son propre système d’irrigation et de lumières, où les existences se « compostent ». Thomas Teurlai aborde ici un tournant végétal de la sculpture : ce qui fait lieu est ce qui fait vie à travers les principes d’hybridation et de mutation de la botanique. L’archive vivante et mobile de la pharmacopée des villes ou de plantes médicinales devient une flore sculpturale et germinale. Ce réservoir de forces nous sort du piège tendu par la machine en envisageant une nouvelle organisation du vivant mais nous remet également en échec dans sa perspective spéculative productiviste.

Malgré cette mise en alerte d’une uniformisation du vivant, les œuvres de Thomas Teurlai font la part belle à l’expérience poétique quasi surréelle : les corps entravés, par le labeur ou l’économie, laissent désormais place à des êtres s’offrant l’extase, celle de sortir de soi pour éclore et résister. 


[1]   Hakim Bey, L’art du chaos. Stratégie du plaisir subversif, Paris, Nautilus, 2000

[2]   Titre de l’ouvrage d’Andreas Malm. L‘auteur y repense les liens qui unissent le capitalisme industriel, la consommation d’énergie et les émissions de gaz à effet de serre au sein de ce qu’il appelle « l’économie fossile ».

[3]          Silvia Federici, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Paris, Entremonde, 2017, p. 258.

[4] Ibid.

[5]          Michel Lallement, L’âge du faire. Hacking, travail et anarchie, Paris, Éditions du Seuil, 2015

[6]   Achille Mbembe, Brutalisme, Paris, Éditions La Découverte, 2020, p.8

. . .

Image en une : Vue de l’exposition Subsidences, Thomas Teurlai, du 21 janvier au 5 mai 2022, Frac Bretagne, Rennes. Bootlegg/Hydroponics, 2021 © Thomas Teurlai. Crédit photo : Salim Santa Lucia

retrouvez Thomas Teurlai et Alain Damasio dans le cadre du Festival l’Académie des mutantes au capc de Bordeaux.

• 14.05.2022 – 21h30 et 23h
PERFORMANCE
THOMAS TEURLAI & ALAIN DAMASIO
Transchrones // L’Académie des Mutantes //
-> Gratuit

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