Erwan Mahéo – la Sirène

par Patrice Joly

Édifiées à la fin du XIXe siècle dans le sillage des grands phares et destinées à venir en aide aux navires en difficulté lorsque la brume se lève et rend la navigation périlleuse, les sirènes sont là pour suppléer à la lumière des lentilles lorsque cette dernière n’arrive plus à percer l’opacité de l’écran brumeux. Le son prend alors le relais d’un guidage lumineux rendu défaillant en émettant un puissant signal sonore depuis la terre. En général les deux machineries, le phare et la sirène ne forment qu’un seul dispositif d’aide à la navigation. Le grand phare de Goulphar est situé sur la commune de Bangor, au sud-ouest de Belle-Île. Sa lumière est visible par temps clair jusqu’à vingt-sept miles des côtes. Aux premiers signes d’établissement de la brume, l’air comprimé est envoyé à travers un tuyau depuis la salle des machines jusqu’à la sirène à quelques centaines de mètres plus loin, produisant alors ce son reconnaissable entre mille que tous les marins qui ont vécu la navigation d’avant l’ère numérique connaissent parfaitement. Avec l’essor des technologies numériques et plus particulièrement du GPS, les phares et les sirènes ont été rendues peu à peu obsolètes, particulièrement les dernières qui ont cessé d’émettre leurs « mélodies ». Les phare ont conservé leur fonctionnement, vraisemblablement parce qu’ils présentent un attrait esthétique incontestable pour les touristes. La fantasmagorie des faisceaux qui enluminent les nuits d’été participent de beaucoup de cet engouement pour la navigation nocturne. La sirène de Kervilahouen est devenue muette il y a une trentaine d’années, comme la plupart de ses semblables du littoral breton. Elle est dans un état de conservation relatif, ce qui n’est pas surprenant vu la violence des traitements qu’elle a subis : face aux vents d’ouest dominants, à moins de trente mètres du rivage, les paquets d’écume viennent régulièrement la coiffer de leur panache blanchâtre. Coquille désormais vide, elle a attiré l’attention d’Erwan Mahéo qui a décidé de lui redonner vie.

Erwan Mahéo, projet pour le sol de la Sirène

Le projet qu’il a proposé pour Mondes Nouveaux s’inscrit dans la continuation de ceux qu’il a initiés dans un passé récent, notamment « Le Centre du Monde », résidence destinée à accueillir artistes, écrivains, curateurs, danseurs, etc., dans l’idée de leur proposer « une expérience de l’insularité, de l’isolement volontaire, afin d’en éprouver le potentiel créatif1. » Tout comme cet autre projet démarré en 2020, « Transmission », qui associe artistes, écrivains et musiciens autour de la conservation et de la transmission des savoirs du gardien du phare, la résidence Le Centre du Monde cherche à mettre en relation les artistes en résidence et les habitants de l’île dans l’idée de décloisonner les savoirs et les pratiques et de favoriser les échanges entre deux populations que l’on a tendance à considérer comme éloignées. Les ressources techniques et historiques du site de Goulphar servent de base matérielle à des propositions artistiques mais aussi à la conservation et à la transmission de la mémoire des lieux. Fort de cette expérience et des liens tissés avec les divers acteurs, notamment avec le gardien du phare, Mahéo a pu développer un projet qui articule des préoccupations citoyennes à des enjeux artistiques. En l’occurrence, il ne s’agit pas d’un projet de restauration d’un édifice patrimonial, aussi exceptionnel soit sa situation, à deux pas des aiguilles de Port-Coton dont on connait les réalisations qu’elels ont inspirées à de nombreux artistes tout au long du XXe siècle, notamment à Claude Monet qui en a célébré la beauté sauvage et déchiquetée.

Erwan Mahéo, Sirène de Belle Ile, maquette de principe

Le propos du natif de l’île, qui vit et travaille à Bruxelles la plupart du temps mais qui séjourne à Belle-Île plusieurs mois par an est avant tout de transformer la sirène, ce modeste bâtiment, en un monde en miniature qui abritera des œuvres. Ainsi par exemple d’un dessin de sa propre création aux motifs labyrinthique et installé sur le sol ou ce lustre au plafond réalisé par un ami artiste. Une percée dans la porte d’entrée qui renvoie autant aux peep shows qu’à l’Étant donné de Marcel Duchamp permettra aux simples passants de jeter un coup d’œil à ce tableau formé par les divers éléments précités. Pour remettre en son la sirène, les anciens orifices de la corne seront réouverts. Les murs seront peints en blanc pour ne pas charger l’espace et le garder ouvert à toute nouvelle intervention. Il s’agit d’en faire une plateforme, un espace « vide » qui ne demande qu’à être activé. Bien sûr, ce théâtre en miniature face à la mer ne peut faire abstraction de son contexte géographique et de son histoire : instrument d’une musique, certes un peu répétitive, la sirène est un haut-parleur dirigé vers l’océan, une tête avec une bouche de laquelle sort une plainte qui fait penser au cri d’un animal, éléphant ou autre mammifère marin. Il n’est pas d’ailleurs dans son intention de s’extraire de cette fonction originelle : Mahéo compte y inviter en premier lieu des musiciens. L’artiste a déjà commandé des pièces à certains d’entre eux (Philippe Langlois, Valentin Ferré, Marie Duprat) qui seront jouées à partir de la sirène2. Un piano y séjournera le temps d’un concert. Viendront ensuite les performances qui feront la part belle à la dimension sonore : cris, lectures, chuchotements3. Pas question pour autant d’oublier ses objectifs premiers : si Mondes Nouveaux lui a permis d’enclencher le projet et de mettre en chantier la transformation du lieu, le Belgo-Breton ne souhaite pas en rester là, une fois la première série d’événements passée, il compte bien prolonger l’expérience et faire de la sirène une base d’appui, un lieu d’ancrage qui réunisse ses autres projets et se mette au service des acteurs locaux, fanfare belliloise, chœur du festival lyrique en mer et autres conteurs et conteuses et continuer à accueillir artistes de tous horizons pour fertiliser joliment le terreau bellilois.

1 Cf dossier artistique pour Mondes Nouveaux.

2 Les premières concerts et performances sont programmées pour le 28 mai 2023

3 Spasms, David Colosi… Pour la plupart, les invités de cette première série de manifestations ont été résidents de du Centre du Monde et ont développé des projets spécifiques par rapport au contexte de l’île et plus particulièrement de Goulphar.

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