The Sowers

par Andréanne Béguin

Fondation Thalie, Bruxelles, 09.09-05.12.2021

On aurait tort de penser que la Fondation Thalie propose avec « The Sowers » une énième exposition « Arts & Crafts », qui, de manière tout à fait classique, présenterait un panel de savoir-faire artisanaux – tissage, céramique – dissociés et dissonants et réciterait un discours séparatiste entre les disciplines – art et artisanat. Le geste curatorial de Nathalie Guiot et d’Anissa Touati est en réalité tout autre. Il révèle avec justesse des pratiques d’artistes dans toute leur complexité, traversées d’influences composites et riches de leurs hybridités. Au-delà des barrières mentales et sensibles que les œuvres de l’exposition font voler en éclat, c’est également un éclatement des prismes et des référentiels : les choix des artistes et les œuvres exposées empruntent aux cultures orientales ou sud-américaines. S’en dégage un propos à rebours des rapports de stigmatisation et des logiques de hiérarchisation entre les identités culturelles.

L’œuvre qui nous accueille, Screen Memories, de Desire Moheb-Zandi, est un assemblage de techniques de tissage que l’artiste tient de sa grand-mère et qu’elle détourne par l’usage de matériaux impromptus : nylons, caoutchouc, vinyle. Dans sa finalité – un patchwork suspendu, de couleurs et de matières – l’œuvre est libérée d’une quelconque assignation. La division classique entre art et artisanat s’efface d’emblée car les techniques et processus créatifs artisanaux des œuvres sont transcendés par leurs formes finales et leurs présences.

Œuvres ainsi libérées, nos perceptions sont dégagées des entraves culturelles et identitaires. L’exposition est une invitation à voir et penser des écologies renouvelées, détachées de la dichotomie occidentale : nature et culture. En filigrane, se dessine une certaine résonance avec les thèses avancées par Philippe Descola, notamment dans Par-delà nature et culture. Les œuvres se font le relai d’un message qui doit être affirmé avec toujours plus de conviction : la relation que la civilisation humaine entretient avec la nature n’est ni unique, ni uniforme, ni universelle. À ce titre, La série Me hablan de oscuridad pero yo estoy encandilado, composée de dessins au charbon et aux pastels de Gabriel Chaile, propose une percée dans un potentiel rituel chamanique, peuplé de formes hybrides fantasmagoriques et organiques. Ces créatures obscures et troublantes peuvent être mises en dialogue avec un autre univers chimérique : celui de Julian Farade, dont l’œuvre The Lunch, résolument colorée et multivitaminée, campe une scène de lutte entre des formes bestiales et primitives tissées. Récits de scènes primitives, ou encore quête des origines, cette intention mystérieuse de Julian Farade est partagée par Jasmine Little. Avec trois céramiques, à échelle humaine, l’artiste brouille les frontières culturelles et naturelles. Ces amphores composées de céramique, de briques, de graviers et de porcelaine racontent le passage du temps, le travail de la mémoire. Ce n’est pas pour autant la trace d’une mémoire unanime, mais bien d’une oscillation entre récits bibliques et récits extra-occidentaux, expression de singularités.

Un peu plus loin dans l’espace d’exposition se trouve un rectangle de terre. Autre forme de trace, c’est celle de la terre laissée au sol de la performance de Belinda Blignaut. Cette terre imprégnée de la marque du corps de la performeuse décline une autre vision de symbiose entre la terre et l’humain. L’idée de sépulture jaillit tout de suite, mais il faut plutôt y voir l’imbrication possible entre des formes de vies plurielles.La terre est aussi la matière première de l’œuvre HARTH de Fatiha Zemmouri. L’artiste s’en saisit pour créer un diptyque géométrique dont les lignes et les courbes ne sont pas sans rappeler les jardins zen ou le travail ancestral de la terre.

Ce décentrement infuse de façons parfois plus discrètes, comme dans l’œuvre Semer, d’Elise Peroi. Nous remontons ici la route de la soie : l’artiste a détissé des pièces de soie et les a recomposées dans un cadre un bois. Elle nous met alors face à des motifs, entre figuration et abstraction, dont les ombres pourraient être rapprochées des peintures traditionnelles chinoises. La délicatesse se retrouve aussi dans l’œuvre Your Love has Blossomed in my Heart de Niyaz Azadikhah. L’artiste se joue avec subtilité des rapports entre formes humaines et naturelles : au centre du disque bleu, les fleurs brodées évoquent le plaisir féminin.

La nature est convoquée dans l’exposition sous diverses formes : terre, végétaux. Le vent a également une place de choix. On pourrait presque croire que certaines œuvres ont été façonnées par son souffle, par son passage aérien entre les interstices. On imagine sans peine le vent faire sonner les céramiques vernaculaires de l’œuvre SCVA1 de Sol Calero. On imagine sans peine non plus s’allonger sur le banc de barbier revisité. On imagine sans peine encore notre regard se perdre dans les couleurs chatoyantes et notre esprit divaguer de formes en ombres projetées sur le mur. À l’inverse, la sobriété chromatique des nœuds de coton de Untitled IIV: Gully in the Mountains de Jacqueline Surdell propose un autre balancement entre vide et plein. Les deux œuvres mises en regard offrent un paradoxe surprenant. Si les couleurs vives de Sol Calero peuvent laisser croire à une forme d’agitation, c’est au contraire une œuvre propice à l’apaisement. À l’inverse, d’apparence calme, l’œuvre de Jacqueline Surdell est traversée d’un mouvement vif et d’une force athlétique. Longues inspirations d’un côté, expirations saccadées de l’autre. La présence du souffle est particulièrement marquante dans l’œuvre d’Héctor Zamora. La vidéo Movimientos emisores de existencia donne à voir une performance collective menée par l’artiste à Dakar. Les pots traditionnellement utilisés par les femmes pour transporter l’eau sont ici piétinés en tant que métonymie de la domination patriarcale. La vidéo laisse entendre le souffle vital de révolte grâce à cette respiration des pots d’argile successivement écrasés par les participantes. Ici ce sont des pots qui plient sous les pieds, là des théières sont mises hors d’usage par les assauts successifs de caractères d’imprimerie. Dans la série Satala, Raphaël Tiberghien expérimente la fragilité de la matière, l’imperfection du système objet pour mieux révéler la plasticité du langage et de l’écriture. Le vent expiré par les pots, infiltré dans les trous des théières pourrait aussi venir agiter les peaux d’Angèle Guerre. Le cuir lacéré et marouflé de l’œuvre Souples, un souffle 1 donne l’illusion de créatures ailées fantastiques, prêtes à s’envoler et à se libérer des tiges en métal qui les retiennent pour l’instant.

L’exposition est animée d’un souffle : souffle de vie, souffle de libération, souffle des éléments. En plusieurs variations de formes, de techniques, les œuvres convergent néanmoins dans une partition unique et entrainante : c’est le chant de la terre qui a gagné son indépendance. C’est aussi celui de voix alternatives, qui renouvellent nos écologies et les arrachent des discours majoritaires prônant la durabilité du développement.

Toutes les images : Vue de l’exposition The Sowers. © DR Fondation Thalie. Photos : Silvia Cappellari 


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