Pulpe

par Camille Azais

Shanta Rao et Mimosa Échard à la galerie Edouard Manet, Gennevilliers, 24.01 – 9.03.2019

Une des deux introductions à l’ouvrage collectif Arts of Living on a Damaged Planet (un livre à deux entrées, une de chaque côté) co-écrites par les quatre directeurs de publication (Anna Tsing, Heather Swanson, Elaine Gan, Nils Bubandt) commence par les méduses. « Les méduses sont des monstres », écrivent-ils. Leurs couleurs irisées et leurs corps flottant gracieusement dans les eaux bleues de la mer ne doivent par nous faire oublier leur dangerosité. Avec leurs piqûres fatales pour les poissons comme parfois pour les hommes, elles dévorent plancton et jeunes poissons et prennent le dessus dans les mers du monde entier, réchauffées par le changement climatique. « Les méduses, qui remplissent les mers de leur gelée ballottante, sont des créatures monstrueuses pour un futur dans lequel seuls les monstres peuvent survivre[1] ». Comme souvent sous la plume de ces auteurs qui se confrontent à l’Anthropocène, parmi lesquels on compte Donna Haraway et Ursula Le Guin, le terme de « monstre » est cependant lui aussi à double entrée : une créature terrifiante et destructrice mais aussi un être hybride et symbiotique, né de la réunion impure de plusieurs formes de vie, dont la nôtre. Les monstres sont des personnages qui permettent de penser l’Anthropocène car ils racontent à la fois l’enchevêtrement fécond des êtres vivants et les désastres écologiques venus et à venir.

L’exposition « Pulpe » à la galerie Edouard Manet de Gennevilliers, pour laquelle Raphaël Brunel a réuni les deux artistes Shanta Rao et Mimosa Echard, commence elle aussi avec les méduses. Posée au sol dans l’entrée, une sculpture aux couleurs irisées emprunte la forme d’un pare-choc de voiture. Faite de minces couches de peinture polymère, une peinture très résistante que l’on utilise notamment pour protéger les bateaux, elle appartient à une série produite par Shanta Rao lors d’une résidence à la Fondation Camargo dans le parc national des Calanques. Lors de cette résidence qui associe artistes et scientifiques pour repenser les liens entre l’homme et la nature, Shanta Rao a décidé de se pencher sur les problèmes posés par une espèce invasive, unanimement regardée comme un fléau, un « monstre » : la méduse, qui pullule en Méditerranée. Sa prolifération est, entre autres, favorisée par la présence dans l’eau de nombreux corps solides comme les épaves et les carcasses de voitures, car la méduse a besoin, à un certain stade de son développement, de se fixer sur quelque chose de dur, avant de mener cette existence « à la dérive » que nous lui connaissons. Elle fait donc partie de ces êtres qui profitent de notre pollution plutôt que d’en souffrir et s’imposent dans des milieux dévastés comme celui de la mer Méditerranée (dont on se demandait déjà en 2018 : va-t-elle passer l’été[2] ?).

Mimosa Echard, 0oIIo0, 2018
. Rouleaux de massage, 
21 x 13 x 10 cm. 
Courtesy de l’artiste. © Photo Margot Montigny / galerie Édouard-Manet, Gennevilliers, 2019

Fascinée par cette capacité de la vie à s’approprier un des fleurons de notre civilisation réduit à l’état d’épave pour prospérer et grandir, l’artiste franco-indienne applique la peinture en couches sur des carcasses de voitures avant de les en détacher, créant ainsi des sortes d’êtres vivants ou de « peaux ». Si cet enthousiasme est à rebours de certaines sensibilités écologiques (plutôt que d’admirer les remarquables capacités d’adaptation des méduses, on cherche aujourd’hui plutôt à les combattre), l’artiste met en avant la complexité de la situation : certaines méduses contribuent, par exemple, à dépolluer les eaux. D’autres sont quasiment immortelles car elles ont la capacité d’inverser leur processus de différenciation cellulaire et, donc, de régresser dans le temps et, sous cette forme primitive, elles peuvent attendre de très nombreuses années pour se « réincarner » plus tard sous une nouvelle forme. Ainsi, les méduses nous posent des questions auxquelles nous ne savons pas répondre, des questions sur la frontière entre la vie et la mort, sur la permanence des êtres, sur la flèche du temps. Leur simple existence transcende les catégories que nous nous sommes mises en tête et nous rappelle que nul ne peut prétendre savoir de quoi la vie sur Terre est capable.

Les sculptures gardent-elles cette relation mystérieuse à la vie et à la mort ? Certaines, posées dans des bacs qui ressemblent à des milieux de culture, m’évoquent plutôt des scénarios de science-fiction situés dans d’obscures sociétés bio-technologiques. Et si, au lieu des insectes (qui sont eux aussi, apparemment, sur le point de s’éteindre), c’étaient les méduses qui nourrissaient l’humanité en 2100 ?

Ce que contient l’idée de science-fiction, et qui la rend si importante pour les auteurs que je citais au début de cet article, c’est son injonction à dépasser les frontières. La science-fiction permet de donner un sens différent à l’idée de connaissance qu’elle ne sépare pas de celle de fiction. Besoin de fiction et besoin de connaissance se rejoignent, unis par une même soif de comprendre le monde. Ainsi l’Anthropocène voit advenir de nouveaux métiers : anthropologue-jardinier, chercheur en biologie-poète.

Vue de l’exposition « Pulpe », Mimosa Echard et Shanta Rao, commissaire Raphaël Brunel, galerie Édouard-Manet, Gennevilliers, 2019 © Photo : Margot Montigny / galerie Édouard-Manet, Gennevilliers

Mimosa Echard, elle, est une artiste qui connaît intimement les plantes et dont le travail est traversé de références à la science-fiction. Les œuvres qu’elle montre à Gennevilliers appartiennent pour la plupart à une série intitulée « Bisoufleur » : des photographies sur lesquelles un personne en très gros plan (Mimosa Echard) tente d’entrer en contact avec des orchidées, utilisant pour cela plusieurs parties de son corps (doigts, langue). Les photographies sont ensuite traitées comme une surface sur laquelle s’agrègent des végétaux, des noyaux de cerises, des matières synthétiques comme de la résine ou des microbilles, ainsi que des petits objets qu l’on pourrait décrire comme « pop ». Chez Mimosa Echard, la présence de la nature n’est jamais sacralisée ; elle est toujours associée à des objets brillants et colorés abolissant l’idée de pureté et de « naturel » avec une grâce étonnante. L’amour des fleurs devient carrément un acte sexuel, un accouplement contre-nature. L’utopie que me semblent véhiculer ses œuvres est de l’ordre de la pénétration, de l’enchevêtrement : une projection de ce que pourrait signifier le « retour à la nature », c’est-à-dire être en lien avec cette grande masse vivante qui s’agite aux frontières des villes. Comme nous le savons aujourd’hui, cela ne peut passer que par l’acceptation de notre interdépendance avec de multiples autres formes de vie et, comme l’écrit Donna Haraway, reconnaître l’importance de cette interdépendance n’est que le début de ce qu’elle appelle « staying with the trouble », c’est-à-dire apprendre à vivre en des temps troublés et dangereux.

Au plafond, dans l’entrée, pend une étrange sculpture où deux accessoires de massage en plastique prennent des airs de godemiché. Dans ce contexte, elle m’apparaît moins comme un commentaire ironique sur la culture du bien-être et ses tentatives plus ou moins adroites de se « rapprocher de la nature », que comme un propos lui aussi utopique : le monde tel que nous le connaissons, même s’il est imparfait et ridicule avec ses salons de massages et ses émissions de télé-réalité, entre dans une nouvelle ère. Espérons qu’elle ne sera pas celle de notre destruction mais celle de notre capacité à découvrir de nouvelles manières de vivre sur une planète abîmée, en symbiose et hors des catégories de pensée qui nous enferment. Et si l’humanité y survit en faisant l’amour avec des orchidées, est-ce que ce n’est pas toujours mieux que de manger de la pulpe de méduse ?

Image en une : Vue de l’exposition « Pulpe », Mimosa Echard et Shanta Rao, commissaire Raphaël Brunel, galerie Édouard-Manet, Gennevilliers, 2019 © photo : Margot Montigny / galerie Édouard-Manet, Gennevilliers


[1] « Filling the seas with sloshing goo, jellyfish are nightmare creatures of a future in which only monsters can survive »

[2] Titre d’un documentaire diffusé sur Arte : https://boutique.arte.tv/detail/la_mediterranee_passer_ete


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