Pioneer Works

par Lou Svahn

Center for Art and Innovation, Brooklyn, New York

Ancien port industriel, Red Hook, quartier des derniers dockers de la ville, a vu son activité industrielle s’éteindre progressivement au XXe siècle, pour devenir la « capitale du crack » dans les années 1980. En 1958, Arthur Miller y situait l’action de sa pièce de théâtre A View From the Bridge : « Oh, there were many here who were justly shot by unjust men. Justice is very important here. But this is Red Hook, not Sicily. This is the slum that faces the bay on the seaward side of Brooklyn Bridge. This is the gullet of New York swallowing the tonnage of the world. » (« C’est qu’ici la justice a toujours beaucoup compté. Je dirai même qu’elle compte davantage que la loi. Quand même, on n’est pas en Sicile, on est à la Ligne Rouge. On est dans les bas quartiers face à la baie du côté du Pont de Brooklyn qui regarde la mer. Ici, c’est le gosier de New York qui ingurgite le tonnage du monde. » Vu du Pont, adaptation de Marcel Aymé, 1959).

Ravagés par le cyclone tropical Sandy en 2012, les bords de mer ont, depuis, été reconstruits à l’identique. Desservi par une seule ligne de bus, le quartier n’est pas facilement accessible. Aussi, pour s’y rendre, on peut longer l’eau à bicyclette, et, à l’arrivée, pendant quelques minutes, la pointe de Manhattan a grande allure. À Red Hook, des ateliers d’artistes – Dan Colen, Carol Bove, Bosco Sodi, pour n’en citer que quelques uns – cohabitent avec des restaurants cossus, des bâtiments désaffectés, un supermarché titanesque, des logements sociaux, des échoppes qui vendent des homards à emporter, un Ikea gigantesque trône, sur le côté ; l’ambiance y est singulière. Niché dans son centre, Pioneer Works se présente comme un « centre pour l’art et l’innovation ». Ancienne usine à métaux, le bâtiment est dressé au bord de l’eau. Construit en 1866, l’édifice était occupé par Pioneer Iron Works, une entreprise de fabrication d’engins industriels : navires, rails de chemin de fer, réservoirs à eau, silo à céréales et machinerie pour l’exploitation du sucre y étaient assemblés chaque jour. En 1881, l’usine est entièrement détruite par un grand incendie puis remise sur pieds peu de temps après. Dustin Yellin, artiste américain né en 1975, a fondé ce centre en 2013- avec Gabriel Florenz et Ella Marder, ses premiers co-directeurs – son atelier jouxte d’ailleurs le centre ; un grand espace peuplé de plaques de verres empilées les unes sur les autres, ouvert à la vue depuis la rue.

Clocktower, Pioneer Works' radio channel

Clocktower, Pioneer Works’ radio channel

Ce qu’il y programme, avec une petite équipe exécutive, favorise une approche critique et pluridisciplinaire qui envisage l’art contemporain dans sa relation avec d’autres manières de faire et de penser. Cette démarche s’inscrit en résonance avec les disciplines représentées lors d’événements ponctuels (performance, peinture, photographie, installation, musique) mais convoque également d’autres champs comme la physique, la sociologie, ou encore la chimie. Entre art et sciences, le concept est celui d’une pollinisation croisée, un dialogue entre des disciplines qui ne seraient pas nécessairement amenées à être apparentées ou conciliées, comme un désir de contrer la tendance universitaire à catégoriser et compartimenter les domaines. Performers et biologistes, peintres et généticiens, sculpteurs et physiciens travaillent ensemble sous le même toit pour mettre en place des expositions, des performances, des soirées-débat, des projections, des lectures…Une revue biannuelle est publiée par une équipe en charge au sein du centre : INTERCOURSE magazine et le jardin ouvert à tous est, en soi, une sculpture.

Clocktower

Clocktower

Le centre abrite en son sein une institution en résidence, Clocktower, association à but non-lucratif fondée dans les années 1970 par Alanna Heiss pour soutenir les artistes expérimentaux. Doté d’un studio d’enregistrement/radio Clocktower a dédié une radio en ligne à Pioneer Works: Pioneer Works Radio Channel, alimentée par les programmation du lieu, créant ainsi un système d’archive en temps réel.

Mis en place dès l’ouverture de Pioneer Works le rendez-vous mensuel Second Sundays est désormais l’une des activités dominicales les plus populaires de Brooklyn. Tous les deuxièmes dimanche de chaque mois, l’évènement portes ouvertes est l’occasion d’un grand rassemblement bouillonnant. Le centre accueille le public gratuitement, et propose une formule récurrente d’open studios, de concerts et d’interventions au sein du bâtiment. Musiciens et performers (en résidence ou non) sont invités à investir l’espace, les artistes en résidences accueillent le public, répondent aux questions et expliquent leurs démarches.

 

Pioneer Works

Pioneer Works

L’architecture s’est articulée autour de la culture industrielle déjà présente dans le bâtiment existant en respectant la nature de l’ancienne usine. Briques et bois s’accordent et l’on retrouve cette démarche dans le dessin des poutres maîtresses de la salle principale. Le grand espace de Pioneer Works est conçu pour répondre aux exigences de la recherche et de la création, il s’adapte à toutes les configurations scénographiques ; lors des foires d’art qui s’installent pour quelques jours, l’espace est quadrillé, il est nu quand une performance s’y déroule. Entre les diverses disciplines qui s’écoutent et interagissent, entre les artistes et les spectateurs qui viennent déambuler dans les étages du centre, Pioneer Works s’affirme comme un espace d’échange qui met à l’honneur une vision de l’art comme expérience, et comme outil, pour penser l’environnement social et politique. Le centre collabore régulièrement avec Red Hook Initiatives, une association à but non lucratif qui s’occupe de l’intégration sociale des jeunes du quartier. Le centre a travaillé avec Residency Unlimited, Recess ainsi que Young New Yorkers qui a bénéficié d’une résidence au sein de l’établissement.

Pioneer Works met en place une régate en septembre : des bateaux, réalisés en impression 3D dans le cadre d’un programme lancé par l’association Red Hook Initiative’s Digital Stewards Program – qui offre aux jeunes de la communauté alentour une formation aux médias numériques et aux métiers de la haute technologie – participeront à une course pour déterminer lequel sera capable de contenir le plus de marchandises et lequel sera à même de naviguer habilement dans les eaux houleuses du Valentino Pier, comme un clin d’œil à l’histoire du quartier.

Philippe Quesne, Bivouac, Performa 2013, à Pioneer Works.

Philippe Quesne, Bivouac, Performa 2013, à Pioneer Works.

La programmation de Pioneer Works se veut prospective. Le centre accueille des jeunes artistes ou des artistes rarement exposés, il conjugue des expositions monographiques et collectives, des performances et concerts, des projections et invite des commissaires extérieurs et foires à investir les lieux, ou seulement un étage ou une salle. L’exposition de l’artiste Shazad Dawood, qui ouvrira à la rentrée prochaine présentera un film réalisé dans un Red Hook post Sandy, dont les acteurs, tous des amateurs, on été localement recrutés avec l’aide de l’association Red Hook Initiatives.

« Le processus créatif prend un tout autre aspect quand le spectateur se trouve en présence du phénomène de transmutation ; avec le changement de la matière inerte en œuvre d’art » formule Duchamp lors d’un exposé à Houston en 1957 devant la Conférence de la Fédération Américaine des Arts (publié dans Art News, volume 56 n°4, été 1957). À Pioneer Works, l’expérimentation sur les formats d’exposition et le développement des formes performatives, répond à la volonté de montrer l’art en train de se faire.

 

Le programme de résidence accueille 7 à 10 résidents par session, pour une durée qui varie de 2 à 6 mois. L’artiste française Clara Claus (www.claraclaus.com), qui vit à Brooklyn depuis 9 ans, y a installé son atelier pour 4 mois de résidence. Après des études d’art à la Cooper Union, elle développe un projet musico-visuel intitulé Graphic Score et collabore avec les musiciens Bryce Dessner (The National) et Sufjan Stevens. Ils se sont produits ensemble à BAM (Brooklyn Academy of Music). Le projet, qui réunit à présent une quarantaine d’artistes, musiciens et réalisateurs, consiste en une partition graphique, filmée en direct et projetée sur un écran face aux musiciens qui improvisent et composent à partir des images qui défilent.

 

Clara Claus

Clara Claus

Clara Claus raconte le quotidien de la résidence, elle évoque les Second Sundays et la particularité du lieu.

Pourriez-vous nous dire quelques mots sur le quotidien d’un résident à Pioneer Works ?

L’atmosphère est très irrégulière à Pioneer Works. Le lieu est immense. De temps à autre, le calme règne et l’on ressent le temps qui passe. Il est très rare, à New York, d’évoluer dans des espaces paisibles, où l’on entend l’air siffler. Le centre installe puis désinstalle des événements, des concerts, et les résidents vivent au rythme du centre. J’ai vécu de drôles d’expériences, certains jours, le silence pouvait devenir oppressant, et d’autres, le bruit était insoutenable. On ne sait pas à quoi s’attendre en arrivant à l’atelier : certains jours, on espère y croiser des gens, et il n’y a personne alentour, d’autres, il est difficile de se concentrer tant l’ambiance dans le jardin est attirante. Très souvent, le soir, un événement a lieu, une performance, un concert, ou un grand dîner. Les résidents baignent dans un mouvement permanent.

Pourriez-vous évoquer l’atelier ouvert : est-ce que l’effet vitrine est gênant ?

Une des particularités du centre est qu’il reste ouvert et accessible au public en permanence. Les visiteurs s’arrêtent et observent les artistes en train de travailler à toute heure de la journée. L’artiste partage les étapes de son travail avec des inconnus, il pense à la présentation de son travail et à son assemblage en même temps qu’il le réalise, l’atelier devenant un lieu d’exposition. Pioneer Works organise régulièrement des visites d’ateliers ; curators et commissaires d’exposition viennent découvrir le travail des résidents.

Comment avez-vous vécu le fait d’être entourée par des disciplines auxquelles vous n’aviez pas l’habitude d’être confrontée (physique, chimie, etc.) ?

Pour comprendre l’espace, il faut aller frapper aux portes des ateliers et rencontrer les gens. Au début de la résidence, le centre ne fournit pas de clés pour appréhender l’ensemble, et c’est d’autant plus stimulant parce qu’il faut essayer de comprendre ce à quoi on a affaire parmi les pratiques diverses. Le laboratoire des sciences permet de produire des tirages macrographiques ou encore d’utiliser une imprimante 3D. Savoir que l’on a la possibilité d’utiliser ces outils étend le champ des possibles est stimulant et inspirant. Disposer d’un accès direct et permanent à ces disciplines si différentes des nôtres permet de situer son travail, conceptuellement, et en même temps de ne pas trop en définir les contours.

Clara Claus, vue d'atelier

Clara Claus, vue d’atelier

It Was A Time That Was A Time, une exposition monographique de Shezad Dawood, du 11 septembre au 1 novembre 2015 à Pioneer Works (http://pioneerworks.org/exhibitions/)

Brooklyn Raga Massive : Le 21 aout à 19h avec l’Ensemble indien Neel Murgai, Karavika, et Arun Ramamurthy Trio (http://pioneerworks.org/events)

Sound & Time : Sacred Music after a God, le 27 aout à 20H, une performance du collectif en résidence Long Distance Poison (http://pioneerworks.org/events)

Fil de Fragments, une exposition monographique de Clara Claus au Château Royal de Collioure dans le département des Pyrénées-Orientales, du 11 septembre au 20 octobre 2015.

 

 

 

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