Marc Buchy

par Antoinette Jattiot

avoir désordre

Centre d’art Nei Liicht, Dudelange, Luxembourg, 31.10-13.12.2020, commissariat : Pauline Hatzigeorgiou

Dans l’ancienne maison du directeur d’un groupe sidérurgique luxembourgeois devenue centre d’art il y a bientôt quarante ans, l’artiste bruxellois Marc Buchy (né à Metz en 1988) défie l’image de l’ordre incarnée par le précédent propriétaire : il y introduit une série de gestes liés en partie à l’enfance et qui interrogent les conditions d’apprentissage, la circulation du savoir et l’imaginaire collectif. Outre ces concepts chers à l’artiste, l’exposition replace ici la question du corps et de l’expérience physique au cœur d’une présentation alliant l’art et la vie. Pour cette proposition monographique libérée de tout système d’exposition supplémentaire, outre l’immuable bureau du directeur, Buchy, qui semblait avoir renoncé au format de l’objet-œuvre d’art, fait dialoguer un ensemble de pièces plus nombreuses qu’à l’habitude, toutes réunies par une même obsession tacite pour le trait, le geste et la ligne.

Comme une maladresse de traduction, le titre avoir désordre (avoir des ordres, être en désordre) invite à un chambardement et à une liberté de ne pas suivre la ligne. Insatiable explorateur du monde, l’artiste multipliait ces dernières années les expériences de production internationales dont ont résulté des œuvres souvent protocolaires en rapport direct avec leur contexte.
Au Luxembourg, il saisit l’occasion de la mobilité réduite induite par cette année particulière pour rendre compte de cette obsession de l’exploration du territoire et de la cartographie. Frôlant le mythe de la carte à échelle 1 avec sa pièce Labyrinthe sur laquelle nous reviendrons, c’est peut-être la prétention à croire pouvoir saisir le monde que l’artiste remet en cause ici, comme un désaveu de son propre nomadisme.
Tels de larges compas, de grandes échasses dressées dans les pièces, couchées au sol, ou adossées aux murs évoquent de grands corps fantomatiques qui hanteraient l’espace. Rappelant l’origine latine de compas (mesurer avec le pas), les grandes tiges métalliques modulent la circulation selon les usages des visiteurs invités à les déplacer et à risquer leur équilibre. Par leur présence minimaliste, créant des jeux d’ombres et de perspectives, les formes semblent s’être infiltrées dans l’espace. Tout d’abord promesse d’élévation (de la connaissance et de soi), ces instruments de tracé et de mesure agrandis sont les garants d’une précision que l’artiste questionne et détourne, comme le montre très vite une autre œuvre les jouxtant, Fronce, une carte de France aux contours incertains. Punaisé au mur, le poster semble avoir été déplié dans l’heure. La forme bossue et imprécise de l’hexagone est obtenue par l’artiste suite à l’association numérique d’une cinquantaine de cartes dessinées de mémoire par des connaissances et autres volontaires. En réinterrogeant l’idée d’une norme et l’idée de projection cartographique du géographe flamand Gerardus Mercator, la moyenne maladroite de cette traduction de souvenirs questionne l’intelligence collective, la véracité qui en résulte, ainsi que le rapport de l’esprit au réel. L’intelligence et ses outils sont mis en doute, tout comme les échasses en équilibre précaire n’étaient pas à l’abris de la chute. Cela dit, loin d’une condamnation des faiblesses humaines, le travail enjoint plutôt le visiteur à défier avec humour les certitudes de la connaissance et la volonté de la rationaliser.

Dans une autre salle, une longue et fine sculpture en acier sillonne le plancher comme un serpent. Ligne de démarcation, frontière projetée, l’œuvre à la découpe irrégulière (Labyrinthe) convoque la mémoire du trait laissé par l’enfant dans le dédale imprimé d’un cahier de jeu à partir duquel elle est d’ailleurs réalisée et rend compte des gestes primitifs liés aux modalités d’apprentissage, devenant aussi un potentiel parcours initiatique. Dans cette même salle, un certificat stipule l’engagement de l’artiste à ne jamais apprendre à danser. À rebours de la contrainte normative que pourrait imposer l’apprentissage de cette discipline, l’artiste milite pour une forme de liberté non didactique. Par la revendication d’une libre expression individuelle (et artistique), Buchy pointe le salut de la raison dans la souplesse et l’instinct, une ligne de conduite à laquelle il veille consciencieusement dans sa pratique. Le défi de la rectitude semble pourtant s’épuiser dans le geste griffonné et la marque laissée par les stylos en fin de vie d’ainsi à l’infini. En contrepoint des repères vectoriels imprimés et pourtant intangibles, la défaillance de l’objet signe la condition inéluctable d’une finitude que nargue le geste. L’accrochage des dessins tenus par une pince fixée au mur comme des rapports scientifiques trace un horizon compact, tandis que leur accumulation rectiligne souligne l’application indistincte et le systématisme froid de la règle auquel résiste l’art. Résolument maladroites et énervées, les marques des stylos bravent celles, inflexibles, d’une histoire moderne. En réponse à la rationalisation imposée par la science dans notre conception du monde se dresse le désir d’un art comme « une médiation du réel, un outil constructeur de réalité et peut-être même émancipateur ».

Accrochée à l’envers entre deux pièces, 713705 (2018) est une calculatrice sur laquelle le visiteur est invité à recomposer le titre de l’œuvre. Le mot SOLEIL qui s’affiche alors intervient comme un clin d’œil supplémentaire et ludique à l’infaillibilité de l’outil de calcul. Fil conducteur discret de l’exposition, le mot rappelle le visuel du carton d’invitation extrait d’un dessin de Johannes Kepler qui associait l’astronomie à la musique concevait le ciel comme une immense partition dont l’harmonie des étoiles naissait d’une dissonance.
D’une cosmogonie à l’autre, Marc Buchy inviterait à penser différemment le monde balisé de hasards et de tâtonnements, ceux-là même permettant la sortie du labyrinthe. C’est aussi ce que suggère encore, et enfin, Palm dial, des gants déposés sur des bords de fenêtres, des mesures du temps inspirées de techniques ancestrales. Carte visuelle de l’existence, la main symbolise le croisement des chemins et des aventures. Le territoire d’avoir désordre est une traversée à entrées multiples, un jeu dont tu es le héros, nous invitant à nous écarter du rapport traditionnel à la connaissance.

Toutes les images : Vue d’exposition avoir désordre, Centre d’Art Nei Liicht. Courtesy et copyright Marc Buchy. Photos : Mike Zenari.


articles liés

Erwan Mahéo – la Sirène

par Patrice Joly

Helen Mirra

par Guillaume Lasserre