Louise Siffert

par Elena Cardin

Gut Feelings. Tellement vitales et si vivantes

BBB Centre d’art, Toulouse, 26.09-19.12.20

La chose peut paraître surprenante, mais force est de constater que les bactéries ont gagné une place de tout respect dans le champ de l’art contemporain. À bien y réfléchir, cela n’est pas si étrange pour des « micro-organismes ubiquistes », ayant l’habitude de coloniser n’importe quel milieu. Ces êtres minuscules, vieux de quelques billions d’année, ont réussi à s’infiltrer aussi bien dans le milieu de l’art que dans le discours queer et féministe. Activement engagé·e·s dans un des processus de métamorphose les plus ancestraux du monde, à savoir la fermentation, ielles sont des modèles inégalables en matière de coévolution inter-espèces et des relations trans-inclusives. D’un point de vue théorique, des femmes comme Donna Haraway, Isabelle Stenger, Anna Tsing, Karen Barad et Lynn Margulis ont contribué de manière significative à mettre en lumière le rôle joué par les bactéries dans les processus de coopération et de symbiose. En termes plus pratiques, la Foundation for Fermentation Fervor, créée aux États-Unis par l’activiste Sandor Katz, notamment connu pour son livre Wild Fermentation, a permis de partager avec un large public les différentes techniques de fermentation des aliments. 

Théorie et pratique de la fermentation ont nourri les dernières recherches de Louise Siffert qui, à l’occasion de sa première exposition institutionnelle au BBB centre d’art de Toulouse, présente une nouvelle installation vidéo puisant dans le milieu bouillonnant de ces micro-organismes queer ante-litteram. Dans le ton burlesque qui la caractérise, la jeune artiste met en scène une comédie musicale retraçant les vicissitudes d’une bande de bactéries aux prises avec des questions existentielles sur leur position dans le monde et leur relation aux humains. Bien conscientes du rôle clé qu’elles jouent dans la vie de tous les jours, les bactéries présentées par Louise Siffert ne se prennent pourtant pas trop au sérieux. Habillé·e·s avec des costumes postiches façonnés en carton-pâte aux couleurs pastel, les protagonistes de « Gut Feelings. Tellement vitales et si vivantes » rappellent à la fois les marionnettes du Muppet show, les personnages des films de John Waters ou encore « les spectacles de fin d’année un peu ratés auxquels on a tou·te·s participé »1.

À l’entrée de l’exposition, plongée dans le noir, une énorme bouche rouge avalant le spectateur marque le passage dans le monde fictionnel et grotesque de Louise Siffert, qui fait de l’artifice scénographique un de ses traits distinctifs. Les décors kitsch et les costumes clownesques permettent à l’artiste de dessiner les contours d’un monde carnavalesque, qui est en soi un espace social alternatif où la vie échappe à ses sillons officiels. De l’analyse du carnaval de Bakhtine aux Notes on Camp de Susan Sontag, plusieurs réflexions ont été produites autour du caractère émancipateur et subversif de l’exagération et de l’artifice. Par ses références directes au théâtre et à la comédie musicale, Louise Siffert montre qu’elle en est bien consciente : le carnavalesque et le burlesque ne sont pas simplement des outils de déconstruction de la culture dominante, mais aussi d’affirmation d’un mode de vie alternatif basé sur la fête et la suppression des binarités entre humain et non-humain, nature et culture. 

Vue de l’exposition « Gut Feelings. Tellement vitales et si vivantes », Louise Siffert, BBB centre d’art, 2020. Commissaire : Marie Bechetoille. Photo : Fanny Trichet. 

Après avoir franchi la porte qui nous conduit vers le cœur, ou pour mieux le dire, « l’estomac » de l’exposition, on passe par un espace de transition tamisé à la lumière violette, une des couleurs de prédilection de l’artiste ainsi qu’un clin d’œil à l’organisation féministe lesbienne Lavender Menace, créée à New York en 1969, et à son drapeau violet. Ce chemin nous conduit vers l’espace fictionnel de la vidéo où, une fois confortablement assis·e sur une énorme langue rouge, le spectacle peut enfin commencer. 

L’intérêt de Louise Siffert pour la vie des bactéries s’est développé à la suite des recherches menées aux États-Unis à l’occasion de l’écriture de son précédent film, Finding Our New World – Another Alternative To A Sceptic System (2019). Dans le cadre de ce projet, l’artiste entreprend une ample enquête sur les « Women’s Lands », des groupes de femmes vivant dans des communautés rurales isolées et autonomes, qui ont vu le jour dans l’Oregon autour des années 1970. Au cours de ses recherches d’archives, l’artiste découvre un ensemble foisonnant de fanzines – dont les fac-similés sont présentés à l’entrée de l’exposition – contenant des informations, des recettes et des textes théoriques sur la vie en communauté. Ces groupes de femmes, ayant choisi de vivre en dehors du capitalisme, se servaient du fanzine pour communiquer entre elles. Leur mode de vie communautaire et les nombreuses recettes de fermentation contenues dans les fanzines constituent les sources d’inspiration de cette nouvelle installation vidéo reliant utopie politique et réalisme « viscéral ».


1. Louise Siffert dans l’interview réalisée avec la commissaire Marie Bechetoille à l’occasion de son exposition au BBB Centre d’art.

Image à la une : Louise Siffert, Gut Feelings, 2020, film 25′. Courtesy de l’artiste et du BBB centre d’art.


articles liés

Erwan Mahéo – la Sirène

par Patrice Joly

Helen Mirra

par Guillaume Lasserre