Louis-Cyprien Rials

par Leone Metayer

Louis-Cyprien Rials parcourt dans le monde entier des territoires abandonnés et des zones de conflit, explorant notre rapport à la violence, au paysage et au temps à travers photographies, vidéos et installations. En raison de la pandémie de COVID-19, le voilà confiné à Belgrade, dans l’attente, comme nous tous, d’une amélioration de la situation : c’est l’occasion d’échanger avec l’artiste français sur cette crise inédite, sur l’avant, le pendant et l’après. À l’heure où nos démocraties sont mises à l’épreuve, l’économie mondiale bouleversée et nos libertés individuelles en danger, il répond à nos questions à la croisée de l’art et de la politique.

Tu es en ce moment confiné à Belgrade. En Serbie, les mesures prises pour faire face à la pandémie font partie des plus strictes d’Europe. J’imagine que l’atmosphère est étrange ?

Oui, c’est difficile, surtout pour les personnes âgées. Les gens sont très sombres mais il y a aussi une grande dignité. Les Serbes savent qu’on ne va pas pouvoir faire marcher une planche à billets pour les sortir de cette situation, comme dans le reste de l’Europe. Ils sont donc terrifiés, pas forcément par la maladie mais par les répercussions économiques. En revanche, ils sont habitués aux crises et sont très respectueux du confinement. Les périodes de guerre et les injustices les ont marqués et la situation actuelle leur donne exactement la même impression. Ils ont – comme partout désormais – une sorte de dégoût du pouvoir en place, de la corruption. C’est un peuple qui s’est effondré depuis quelques années, vivant parfois dans le regret de la Yougoslavie, d’un moment où il y avait des hôpitaux, où ça marchait mieux.

Louis-Cyprien Rials, Vexillologie somalienne. Vue de l’exposition Par la fenêtre brisée. Courtesy galerie Eric Mouchet, Paris.

Pourquoi étais-tu à Belgrade ? En quoi le confinement a modifié ton actualité et tes projets à venir ?

Je participais à l’exposition collective Double Wall of Silence à la galerie Hestia, qui ouvrira dès que possible. Ma galeriste serbe, qui a ouvert il y a trois ans, porte tout à bout de bras, et espérait continuer à se développer, mais tout a été annulé. Il va falloir qu’on fasse preuve d’une grande solidarité. J’avais également été lauréat de l’édition du « 1% marché de l’art » de la Ville de Paris qui donnera lieu, normalement, à une exposition lors de la FIAC au musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Pour ce projet, je comptais partir au Vietnam, au Laos et au Cambodge, travailler sur le changement de caractère d’une forme : un objet qui a été largué sur des populations civiles à un moment, puis transformé en bateau par les populations pour pêcher, que je transforme ensuite en sculpture. C’est le grand voyage d’un objet qui a volé, flotté, servi à l’extension du domaine de la mort comme de la vie, et qui finit dans un musée.

Que ce soit maintenant, dans l’immédiateté de l’événement, ou bien pour plus tard, avec du recul, cette crise t’inspire-t-elle ? Suscite-elle en toi des envies de créer ?

Parfois, il faut dissocier le mouvement de la création des aspirations humaines de quelqu’un. Je ne suis pas certain d’avoir une réflexion maintenant. On s’en rendra compte après. On a tous la volonté de faire des choses plus intéressantes et de s’appliquer des disciplines, alors qu’il faut plutôt apprendre à passer ce cap. On ne peut pas transformer un confinement obligatoire en retraite spirituelle – une chose qu’on prépare avant de s’y plonger. J’ai du mal à le voir positivement. Si les choses s’arrêtent, est-ce qu’il y aura encore la même place pour l’art ? Ça pose question sur la pertinence de la réponse artistique à des crises aussi graves.

Louis-Cyprien Rials, Désert inversé, 2014. 55 x 90 cm. Courtesy galerie Eric Mouchet, Paris.

Tu doutes que l’art puisse jouer un rôle pendant et après une telle crise ?

Je me pose la question. En tout cas, je n’ai pas l’idée d’une pièce majeure. Pour le moment, je suis comme beaucoup, je subis, je regarde des films, je lis… Je ne crois pas qu’humainement, ça va nous faire changer si fort que ça, et je ne crois pas qu’artistiquement, ça puisse tellement nous faire avancer. Dans le monde de l’art, il n’y a pas toujours de réelle pensée politique pour améliorer les choses de manière altruiste. Chacun défend sa position, parfois de manière caricaturale. La mienne est difficilement tenable, je suis un artiste hétéro blanc cisgenre, ce qui m’a obligé à voir les injustices de manière plus globale. Je connais peu d’artistes qui veulent changer le monde. Et quand on est confinés, les voix s’étouffent. Toutefois, certains profitent de ce moment pour continuer à polir leur belle rébellion. Je pense à des artistes comme Nicolas Moulin, Bérénice Lefebvre, Jean-Baptiste Grangier, Clément Bedel, Thomas Lévy-Lasne, à des musiciens tels Romain Poirier, ou Tim Karbon, à des commissaires d’exposition comme Aurélie Faure.

Louis-Cyprien Rials, Dilmun Highway (Bahrain), 2014. Video still. Vidéo HD, 15’30 »,
son : Romain Poirier, studio MER/NOIR, Paris. Courtesy galerie Eric Mouchet, Paris.

Tu fais venir dans les galeries d’art des images de conflits du monde – des sujets qui sont absents ou brièvement présents dans les médias traditionnels. Tes vidéos semblent être plus proches d’une vérité et plus susceptibles de sensibiliser le public aux drames que vivent certaines populations, en Irak ou en Somalie par exemple. Cette expérience commune de la pandémie pourrait-elle faire que nous nous sentirons davantage concernés par les autres continents ?

Je fais partie des gens qui pensent que la souffrance ou la maladie élève l’être humain, que les expériences douloureuses nous poussent à nous surpasser. Là où est le péril est aussi ce qui sauve. Deux millions de Gazaouis ont vécu toute leur vie dans un confinement. En vivant ça de loin, va-t-on penser à notre prochain ou retourner au commerce et à la jouissance ? Il y a des choses beaucoup plus graves que cette pandémie qui se passent sur Terre : la faim dans le monde, les guerres permanentes toujours imposées aux mêmes peuples, des endroits transformés en camps de concentration… Ce n’est pas du tout de ça dont on parle. La plupart des gens n’arrivent plus à se connecter au monde, à la vie et à la mort. Pendant des siècles, c’était beaucoup plus accepté que la mort pouvait frapper n’importe où et à tout moment. Aujourd’hui, certains ont accès aux soins et à la nourriture, d’autres non. J’ai l’impression que ce monde globalisé n’a fait qu’exacerber les injustices et les différences. Tant qu’on supportera ce qui arrive au Yémen ou à Gaza, tant qu’on prétendra que la colonisation est bien pour certains pays et mal pour d’autres, tant qu’on prétendra que l’islamisme le plus brutal est bien quand on a du pétrole, mais que c’est mal d’aller à la mosquée quand on est pauvre, nous n’arriverons à rien. Nous sommes dans des dualités de pensée et des inversions de valeurs permanentes.

Louis-Cyprien Rials, Après la nuit (Ouganda), 2019. Video still. Vidéo 32′, son : Romain Poirier, studio MER/NOIR, Paris. Courtesy galerie Eric Mouchet, Paris.

Le confinement nous force à ralentir. Pourtant, on continue de vouloir remplir le vide, comme le montre la multiplication sur internet de solutions pour chasser l’ennui (films, séries, podcasts, visites de musée virtuelles…). Que penses-tu de cet autre rapport au temps dont nous faisons l’expérience ?

Je ne crois pas qu’on puisse prendre une retraite forcée pour une retraite voulue. Les gens vont saturer. Le problème de cet événement, c’est qu’il empêche de se projeter vraiment dans une œuvre. Quand on voit un film ou quand on lit un livre, on est toujours ramenés à cette idée que le moment qu’on vit est spécial. Tu te réveilles le matin et tu mets quelques secondes à te rappeler ce qu’on est en train de vivre collectivement. Ça passe un peu comme un rêve.

À propos du rêve, je pense à ta collection de pierres précieuses qui est une réflexion sur la solitude, la méditation… Tes œuvres naissent d’une expérience concrète et sensible des lieux que tu traverses, mais il y a aussi dans ton travail la dimension d’un voyage intérieur et imaginaire qui naît de la contemplation de l’œuvre. Quel est ce lien que tu perçois entre art, paysage et voyage ?

Il y a deux types de violence par rapport au paysage : d’une part, la violence de traverser des paysages rapidement (plus vite que la marche à pieds), de les voir défiler sans prendre le temps de les contempler ; d’autre part, la violence de regarder un seul endroit changer au cours du temps. Tout n’est que projection mentale, flux électrique. Comme la drogue ou la méditation, la pratique artistique en fait partie : c’est une projection de soi dans un monde tolérable. Les personnes qui utilisent cette période de confinement pour créer, écrire, peindre… se soulagent mentalement de ce moment présent tout en se projetant dans un futur où l’œuvre sera montrée, où tout ira bien à nouveau.  

Louis-Cyprien Rials, Et le tiers de la mer devint du sang, Matsuo, Japon, 2007. Courtesy galerie Eric Mouchet, Paris.

Tu filmes des espaces vides de toute présence humaine, abandonnés, où règne un sentiment de lenteur et de calme. La violence, suggérée, rôde en silence. L’exposition Double Wall of Silence à laquelle tu participes à Belgrade explore le silence comme forme de langage et de récit. Quel usage fais-tu du silence pour raconter une violence, un conflit, une souffrance ? 

Ce projet d’exposition est parti des théories du psychologue israélien Dan Bar-On sur la manière dont les victimes s’enferment dans un mur de silence. Le silence a une dimension d’angoisse pour l’être humain. Ça doit venir de rapports très profonds de l’humanité avec la chasse, les prédateurs… Dans une œuvre, le côté brut, l’absence de formes faciles d’accès, peut confronter le spectateur à un malaise, et j’ai parfois cette volonté. J’essaie aussi de ne pas trahir l’esprit de ce que j’ai filmé dans ces pays. Le silence peut permettre de ne pas renvoyer toute œuvre à de l’animation. On n’est pas là pour animer des espaces mais pour exacerber des cœurs. Face à des produits commerciaux qui nous saturent, on a le droit à une certaine pudeur – une valeur intéressante qui n’existe presque plus aujourd’hui. Je n’ai pas besoin de mouvements de caméra la plupart du temps, j’essaie simplement de trouver le point le plus révélateur. Moins l’on met de moyens pour parvenir au résultat que l’on souhaite, plus la solution est élégante, comme pour la programmation informatique.

Cette crise met nos démocraties à l’épreuve, en France et dans le monde. À quelles conséquences pouvons-nous nous attendre selon toi ?

Je pense que les forces qui s’opposent dans le monde vont devoir agir l’une envers l’autre avec plus de brutalité. On a bien compris que l’État français était plus pressé d’acheter des balles de Flash-Ball que des masques. On est en train de vivre ce confinement à cause de l’incurie des pouvoirs français. Par ailleurs, la police fait preuve de brutalité, notamment avec les gens des cités. Je dirais que si les gens ne se radicalisent pas pour faire entendre leur opinion, on sera de plus en plus privés de nos droits, internet va être de plus en plus surveillé. WhatsApp a décidé de restreindre la transmission des pièces jointes pour éviter la diffusion des fake news mais je crois que le peuple français se rend bien compte que les fake news, c’est quand on allume BFM TV. On voit les pays se comporter assez mal entre eux. La plupart des choses qu’on nous racontait sur l’Union Européenne, sur le caractère de « l’union », ce sont des mensonges. Ça me fait penser à cette phrase de Ruy Blas : « Tous voulant dévorer leur voisin éperdu. Morsures d’affamés sur un vaisseau perdu ! ».

Louis-Cyprien Rials, affiche peinte sur Olubugo, 2019. 120 x 170 cm. Courtesy galerie Eric Mouchet, Paris.

Ne serait-ce pas la possibilité de sauver ce « vaisseau perdu » qui s’offre à nous ? D’un renouveau politique, social et économique ?

Si effondrement économique il y a, peut-être qu’on saura recréer des liens qui font une société plus solidaire. Ça devait s’effondrer : depuis 2008, on ne fait que mettre des pansements sur les plaies béantes et infectées de ce corps économique mondial qui est une vaste escroquerie. Il peut y avoir des conséquences positives. Par exemple, on doit produire nos propres médicaments. Cet ultra-libéralisme nous a menés à une situation qui était déjà intenable du point de vue écologique, et qui l’est maintenant du point de vue humain. Les gens vont probablement se rendre compte que notre propre sécurité dépend de celle des autres. Cette période fait aussi ressortir les lourds problèmes sociaux qu’on a laissés se développer pendant des années en France, comme les violences faites aux femmes. Je constate que le tissu social qu’on essayait de préserver à tout prix en France ne marche pas du tout. En Serbie, on sent bien plus que les gens sont dans un « pays ».

Je ne juge pas l’action politique en tant qu’artiste, mais en tant que citoyen. Le gouvernement français avait déjà un goût pour l’autorité, la violence et le mensonge. L’idée de la recherche d’une vérité et de l’existence de différentes interprétations a toujours été une obsession pour moi. L’année dernière, au Palais de Tokyo, j’avais choisi de présenter ma version ougandaise du film Rashômon pour cette raison. « Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà »… Cette situation est révélatrice de la profonde trahison des élites politiques en France. La situation est accablante, du gouvernement à sa porte-parole, en passant par le préfet de police de Paris et la veulerie des médias. L’utilisation de nouvelles technologies paraît, à bien des égards, inquiétante devant la brutalité de ces gens.

Image en une : Louis-Cyprien Rials, Mene, Mene, Tekel, Upharsin (Irak, 2015), video still, vidéo HD 16:9 stéréo – 5’55 », son : Romain Poirier, studio MER/NOIR, Paris. Courtesy galerie Eric Mouchet, Paris.


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