L’Attitude de la Pictures Generation de François Aubart

par Fiona Vilmer

Penser une attitude en art suppose une souplesse, une élasticité à incarner. Parce qu’une attitude repose sur une mise en scène, une « pose factice et surjouée », elle projette volontairement un trouble et une ambigüité, et s’endosse sous l’effet d’une situation. Le livre de François Aubart, L’Attitude de la Pictures Genereration – Excès, passion et manipulation déploie une recherche sur une génération d’artistes – où les femmes sont prédominantes, fait rare dans l’histoire de l’art – qui vers la fin des années 1970 et le début des années 1980 aux États-Unis s’approprient diverses typologies d’images liées au contexte de l’apparition des médias de masse.  

François Aubart, L’attitude de la Pictures Generation – Excès, passion et manipulation, Dijon, Les Presses du réel, 2023

Que ce soit les émissions de télévision disséquées et mises en boucles de Dara Birnbaum ; les photographies reproduisant des publicités de Richard Prince ; les références à la propagande fasciste reprises et augmentées dans les films Jack Goldstein ;  les fictions d’Ericka Beckman, les reproductions photographiées de Sherrie Levine, les arrêts sur images fabriqués dans lesquelles Cindy Sherman se met en scène ; ou encore les affiches dont le texte se superpose aux images prélevées dans la presse de Barbara Kruger, sans déterminer un groupe précis, François Aubart se concentre sur une vingtaine d’artistes dont les œuvres aux médiums variés reproduisent des images issues de la publicité, du cinéma, des magazines ou de la télévision. Les artistes les manipulent à travers des emprunts aux techniques de reproduction médiatique qui conduisent à une annulation non seulement du principe d’unicité, mais également des notions d’authenticité et d’originalités des formes. En déplaçant sensiblement les images de leur contexte, ils.elles en altèrent les intentions et les représentations.

Barbara Bloom, Affiche du film The Diamond Lane, 1981

Nommée rétrospectivement la Pictures Generation, suite à l’exposition dite fondatrice Pictures à l’Artist Space de New York en 1977, puis grâce à l’essai éponyme rédigé et révisé par Douglas Crimp lors de sa publication dans la revue October, ces pratiques artistiques ont la particularité d’avoir été accompagnées d’outils théoriques développés principalement par les critiques de cette revue. Rosalind Krauss, Benjamin Buchloh ou encore Craig Owens, en s’intéressant à l’appropriation, émettent une théorie postmoderne – bien que leurs points de vues divergent – et prennent position pour un dépassement des médiums traditionnels, critique du modernisme. Influencés par les écrits de Roland Barthes, la remise en question de la notion d’originalité ; les œuvres perçues comme des signes et la primauté de l’interprétation tiennent une place centrale dans la pensée de l’art diffusée par October.

Si ces apports théoriques et historiques donnent une certaine lecture de la Pictures Generation, en remettant en question les taxinomies de l’art dans le contexte d’émergence des médias de masse, celle-ci semble pour François Aubart en éluder les affects, résistant à une analyse par le signe. Les enjeux critiques se confrontent à une situation paradoxale : les modes d’apparition et d’appropriation des images changent le rapport à l’art tandis que les effets psychologiques que projettent ces images et l’utilisation des modes de productions des industries du divertissement que ces démarches artistiques investissent paraissent négligés. En reprenant les faits, le contexte, les écrits, les influences et les intentions des artistes de la Pictures Generation, François Aubart les réunit par l’attitude. C’est parce que les images génèrent des désirs et des plaisirs visuels que ces artistes les manipulent pour en « dévier les effets ». Selon lui, leur attitude consiste ainsi à infiltrer les dispositifs et les effets psychologisés qu’ils véhiculent.  La pose serait perçue comme un outil de subversion, feignant de se soumettre aux productions d’images, pour contrer les processus d’identification qui s’y jouent afin de ne pas les subir, avertie des conditions de leur mise en scène. Les attitudes s’approprient elles aussi.

Dans son livre, François Aubart ne cherche pas à dresser une chronologie de la Pictures Generation, déjà circonscrite par son nom. L’attitude se vit comme une réaction à l’égard du contrôle que les médias de masse – proches de la fabrication des images de propagande – et leurs dispositifs incarnent, ce que ces artistes adoptent, en contrôlant par eux-mêmes les techniques de reproductions dans lesquelles il.elles s’insèrent. Une attitude est une mise en scène de soi. 

La mise en scène des affects est en cela un point crucial dans la recherche de François Aubart. En passant par la scène no wave et les études féministes des années 1970 du cinéma hollywoodien, ces formes alternatives conscientes des façonnements des représentations contenues dans les images articulent une « lecture à contre-courant » des effets expérimentés par le mélodrame. Les ressorts de la fiction mélodramatique consistent à exagérer chaque élément de la production filmique vers une dramatisation des sentiments joués par les personnages à l’écran, en parodiant le façonnement des représentations et des stéréotypes, comme une ironie adressée au divertissement depuis l’intérieur. Ces mêmes mécanismes sont utilisés par la Pictures Generation : elle n’invente pas les dispositifs mais « parlent avec », les utilisent sans s’y asservir. Ce sont des attitudes qui infiltrent des mécanismes, qui en déplacent les affects pour en « intensifier une fascination spectaculaire ». 

L’attitude, en refusant d’être figée, serait le terme le plus approprié pour envisager une « génération » d’artistes qui n’ont eu de cesse de déjouer le sens d’une direction unique et qui ont intégré autant d’influences communes que de divergences. L’attitude de la Pictures Generation ne suit pas de programme théorique, mais une indétermination propre à leurs démarches, un dépassement du contexte artistique – vers le divertissement ou la militance – comme pour le manipuler lui aussi. Enfin, si la Pictures Generation s’inscrit dans un contexte précis, ses incursions dans l’image continuent de traverser l’actualité, la politique et les champs de l’art par la question de la représentation, le militantisme féministe ou les principes hégémoniques de contrôle, à la différence que les images et leurs supports écrans viennent à nous, écrasant par leur présence autant l’espace public que l’intime.

Richard Prince, Untitled (Cowboy), 1991–92. Ektacolor photograph. 155.3 x 224.2 cm
© Richard Prince. Courtesy Gagosian

1 François Aubart, L’attitude de la Pictures Generation, Excès, passion et manipulation, Les Presses du réel, 2023, p 11.
2 Exposition Pictures à l’Artist Space, New York, 24 septembre – 29 octobre 1977, commissariat d’exposition : Douglas Crimp.
3 Douglas Crimp, « Pictures », in October, 1979, p. 75-89. 
4 Craig Owens, Le Discours des autres, Romainville, Même pas l’hiver, 2022.
5 Roland Barthes, « La mort de l’auteur », in Le Bruissement de la langue : Essais critiques IV, Paris, Édition du Seuil, 1984. 
6 François Aubart, L’attitude de la Pictures Generation, Excès, passion et manipulation, Dijon, Les Presses du réel, 2023, p. 136.
7 Lionel Bovier et Fabrice Strouin, « Introduction » in Jack Goldstein, Grenoble, Le Magasin, 2002, p.11
8 Craig Owens, « Poser » in Le Discours des autres, traduction par Gaétan Thomas, Romainville, Même pas l’hiver, 2022, p. 203-229.
9 À ce propos, voir Hal Foster, « Contemporary Art and Spectacle », in Recoding: Art, spectacle, Cultural Politics, New York, The New Press, 1985, p. 76-96.
10 Voir à ce propos les écrits de Laura Mulvey. 
11 François Aubart, Op. Cit., p. 107-111.
12 François Aubart, Op. Cit., p. 123
13 Voir à ce propos les écrits sur les médias et la photographie de Vilém Flusser.
14 François Aubart, Op. Cit., p. 71

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Head image :  Jack Goldstein, “Shane”, 1975, 16mm-film, color, sound, 3′

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