Jay Tan

par Elena Cardin

Spaghetti Junction,Centre d’art contemporain Chanot, Clamart, 29.02 —17.05.2020

« L’ornement est féminin, frivole et excessif[1]. » Les modernistes avaient ainsi stigmatisé l’ornement en le reléguant dans le champ de l’inutile, de l’étranger, du primitif. Néanmoins, c’est précisément son caractère exagéré et futile qui, quelques années plus tard, fera de lui un objet subversif au sein des contextes queer et des minorités culturelles. Susan Sontag, dans ses Notes on camp de 1964,  était l’une des premières à analyser l’usage de l’exagération et de l’artifice dans le processus d’émancipation et de construction identitaire des gangs urbains.

  Jay Tan, Ambitions, 2019, ruban adhésif, cahier d’exercices, feuilles, perles, jouets, 60 cm x 50 cm. Photo : Laura Brichta

Nourrie par cette sensibilité décorative au potentiel subversif, Jay Tan, artiste d’origine sino-malaisienne née à Londres dans les années 80 et basée à Rotterdam, développe son propre vocabulaire de l’ornement en créant des équilibres délicats et fragiles entre des détails du quotidien. La première chose qu’on observe dans son exposition Spaghetti Junction au Centre d’art contemporain Chanot est un assemblage suspendu au plafond de bouts de plastique, chaînettes, élastiques et filets colorés arrangés de manière apparemment désordonnée. Il s’agit d’objets banals et ordinaires, de marchandises à la vie éphémère que l’artiste glane et collecte pendant ses promenades ou qu’elle repère sur des plateformes de ventes d’objets d’occasion en ligne. Parmi les différents éléments composant ce rideau léger et mobile qui nous accueille dans le hall d’entrée, on distingue des morceaux de plastique transparent servant à protéger les livres et les cahiers scolaires. Jay Tan m’explique que ces surfaces transparentes, presque imperceptibles, recèlent une des impulsions fondamentales de sa pratique : le désir premier d’orner ce qui nous entoure, un désir qui naît sur les bancs d’école où on a tous ressenti le besoin de décorer ces supports en plastique de manière extrêmement personnelle et intuitive.
Chez Jay Tan, l’usage du détail ornemental n’a pas seulement une dimension esthétique il est aussi politique. Comme souligné par la théoricienne féministe Naomi Schor dans son ouvrage Reading in Detail: Aesthetics and the Feminine (1987), en concomitance avec l’essor du consumérisme et l’invention du quotidien, le détail a été investi par de puissantes idéologies : « il a été relégué, d’un côté, au domaine de l’ornemental, avec ses connotations efféminées et décadentes, et de l’autre côté, au champ du quotidien, dont le caractère prosaïque se trouve enraciné dans la sphère domestique traditionnellement dirigée par les femmes[2]. »

Jay Tan, Chi Gong Dad, 2017, marionnette, technique mixte, enregistrement audio 9′.

À travers ses installations, Jay Tan milite pour un langage visuel ouvert où tout peut potentiellement devenir ornement au-delà des catégorisations de genre et des frontières entre espace domestique et infrastructures publiques. C’est ainsi que de petites voitures peuvent se transformer en extraordinaires princesses que le visiteur peut s’amuser à faire dévaler sur la maquette d’un circuit automobile qui investit tout l’espace principal du centre d’art. Cette piste automobile, construite comme un puzzle délicat et artisanal de vieux éléments des années 80 récupérés sur eBay et de pièces plus récentes, rappelle le grand échangeur autoroutier Spaghetti Junction au Royaume-Uni. Ce symbole d’efficience et de dynamisme économique devient ici le plateau d’une fabuleuse parade de l’inutile et du frivole. La piste où défilent à toute vitesse ces petites voitures-princesses fières et sûres d’elles-mêmes n’est pas sans rappeler celle des balls de voguing, danse née dans les années 70 au sein de la communauté LGBT noire-américaine en tant que mouvement d’émancipation et de parodie de la mode et des concours de beauté blancs. 

Jay Tan, Trax, 2020, technique mixte, dimensions variables. Voitures réalisées en collaboration avec Leonardiansyah Allenda.

Nichée au milieu du circuit se trouve une petite grotte façonnée en carton et papier coloré à l’intérieur de laquelle on découvre un salon décoré selon le goût de la grand-mère malaisienne de l’artiste, avec des mini poteries chinoises et des lampes en forme de fleurs. L’esthétique baroque de cet intérieur domestique fait écho à celle de la grotte artificielle, objet emblématiquement kitsch qu’on retrouve évoqué dans la deuxième installation Under the Table, Aliced, plongeant le visiteur au milieu d’un paysage onirique immersif. Ici, des tables d’école empilées les unes sur les autres deviennent le support de multiples projections vidéo diffusant en boucle des détails du quotidien, à l’instar des reflets de la mer à Malacca ou des graines de poivre crépitant sur une planche électrique. Ces éléments sans importance constituent le décor riche en effets spéciaux d’une scène où des personnages populaires de séries télé font leur apparition.
Avec sa prolifération anarchique de détails séduisants, Spaghetti Junction désoriente puisqu’elle disperse l’attention du visiteur en remettant en cause sa manière de déambuler dans un espace de monstration classique. Mais elle désoriente, plus que tout, par sa manière de faire sauter les hiérarchies entre ordre et désordre, intérieur et extérieur, beauté et chaos, nous suggérant, pour le dire avec les mots de Virginia Woolf, que « la vie n’existe pas plus pleinement dans ce qui est communément considéré comme grand que dans ce qui est communément considéré comme petit[3]. »


[1] Janis Jefferies, Pattern, Patterning, p. 7 h

[2] Naomi Schor, Reading in Detail: Aesthetics and the Feminine, Routledge, 2013, p. 21.

[3] Passage cité par Naomi Schor in Reading in Detail: Aesthetics and the Feminine, p. 3.

Image en une : Jay Tan, Do Girls Play Civ: Dream Lover, 2018, gif animé en boucle.


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