Hugo Schüwer-Boss

par Pierre Tillet

Every Day is Exactly the Same, Frac Franche-Comté, Besançon, 4.02—20.05.2018

L’exposition « Every Day is Exactly the Same », au Frac Franche-Comté, rassemble des peintures réalisées pendant une période de plus de cinq ans par Hugo Schüwer-Boss. La confrontation avec cet ensemble amène le critique qui ne veut pas être taxé de luron à s’interroger : y-a-t-il là une cohérence ? Afin de répondre à cette question, il paraît opportun de comparer la toile exposée la plus ancienne, Borderline (2013) à l’une des plus récentes, Méliès (2017). La première est une large surface noire, mate, qui est autant une peinture abstraite qu’une image de peinture abstraite (hard edge, en l’occurence). L’événement plastique a été déporté sur la périphérie, où Schüwer-Boss a laissé en réserve des zones angulaires semblables à des quarts de losange très étirés (sur les côtés latéraux), ou très aplatis (dans la largeur). Ces parties non enduites font penser aux bords vifs d’un châssis mis en forme (shaped canvas). Il y a là un fertile paradoxe, puisque ce qui met en tension le tableau est ce qui n’est pas peint. Rapportée à Borderline, Méliès semble une toile créée par un autre artiste. En matière de format, ce tondo de petite taille (45 cm de diamètre) n’a évidemment rien de commun avec le grand rectangle deux fois plus large que haut (320 x 160 cm) que l’on vient d’évoquer. D’autre part, contrairement à celle de Borderline (si l’on en excepte le pourtour), la surface de Méliès est loin d’être homogène. Elle est constituée par la superposition d’une quinzaine de couches de jus colorés, ce qui donne lieu à un tableau qu’il est à la fois plaisant et frustrant de contempler. L’agrément qu’il procure est lié à l’image de surface lunaire qu’il inspire. Quant à son caractère frustrant, il provient de son ambiguïté, c’est-à-dire de son immatérielle matérialité ou de son absence de texture, raison pour laquelle le tableau a l’air d’être davantage imprimé que peint.

À gauche, Hugo Schüwer-Boss, Favicon, 2014. Acrylique sur toile, 120 x 120 cm. À droite, Sybille, 2015. Acrylique et vernis sur toile, 146 x 114 cm. Collection L.B. Vue de l’exposition Every Day is Exactly the Same, Frac Franche-Comté, 2018 © Hugo Schüwer Boss. Photo : Blaise Adilon.

Pour importantes qu’elles soient, ces différences ne remettent pas en question l’unité du projet artistique de Schüwer-Boss. Observés avec un peu de distance, les tableaux exposés au Frac Franche-Comté participent tous, à des degrés divers, d’une même affirmation, selon laquelle l’expérience de l’œuvre d’art est avant tout perceptuelle. Dans cette perspective, l’artiste mobilise différents processus de travail ou stratégies qui ne sont pas nécessairement exclusifs les uns des autres. Tout d’abord, il se saisit de la question du mode d’être de la peinture abstraite, de son rapport à l’image ou, plus généralement, au réel. Une autre stratégie est celle qui vise à créer des tableaux offrant un maximum de rendement visuel. Enfin, Schüwer-Boss explore la frontière parfois ténue qui sépare la peinture comme surface ou objet créé manuellement de l’image produite mécaniquement, voire reproduite par les moyens de la photographie.

À ce stade, il n’est pas inutile de souligner la justesse des choix expositionnels effectués par le peintre. Accrochées « par le milieu »1, les œuvres sont plus ou moins placées dans un rapport d’égalité les unes vis-à-vis des autres, ce qui permet notamment aux petits formats de rivaliser avec les grands. D’autre part, les tableaux ont été disposés afin de permettre des confrontations formelles, chromatiques, etc. Ainsi, la proximité de Favicon (2014) et de Sybille (2015) entraîne une lecture inattendue de ces deux toiles. Le quadrangle rouge aux bords flous – un tableau hard edge dont le tranchant aurait été émoussé – évoque métaphoriquement la chair, tandis que Sybille, tondo ovale qui aurait pu être un portrait de famille si ses supposés personnages n’avaient été recouverts d’une boue verdâtre, prend une tonalité funèbre. Autre exemple de la qualité du display conçu par Schüwer-Boss, le puissant Borderline a été placé à la limite d’un mur, ce qui sied à son titre et permet d’en atténuer l’attractivité au profit des autres peintures (sans interdire au spectateur de s’y immerger).

À gauche, Hugo Schüwer-Boss, Torrent, 2015. Acrylique et vernis sur toile, 150 x 300 cm. Au centre, Épreuve, 2016. Acrylique et vernis sur toile, 60 x 60 cm. À droite, Ordinary Sunset II, 2017. Acrylique sur toile, 160 x 120 cm. Vue de l’exposition Every Day is Exactly the Same, Frac Franche-Comté, 2018 © Hugo Schüwer Boss. Photo : Blaise Adilon.

Avant ou après l’image

Aux différentes stratégies mentionnées s’ajoutent d’autres approches qui en sont des variations. On versera ainsi au chapitre de la recherche d’une efficacité rétinienne maximale certains des tableaux les plus expressifs de l’exposition. Parmi ceux-ci, Siberian Kiss (2016) se caractérise par une sorte d’excès de la forme. Les coups de brosse obliques qui le constituent évoquent un entrelacs de pellicule filmique partiellement brûlé ou attaqué à l’acide, voire les rubans métalliques de ce fil barbelé au tranchant de rasoir qu’on nomme « concertina » – ce qui ajoute un attrait violent au tableau. Du même ordre, Épreuve (2016) est une toile à l’épaisseur hypertrophiée qui propulse vers le spectateur un « X », croix barrant l’espace pictural autant qu’il le qualifie. À ces œuvres s’opposent la déjà nommée Sybille, peinture d’après l’image, ou Tablette (2015), rectangle aux bords arrondis dont la marge entoure une sorte d’écran noir, semblable à un écran numérique agrandi, mais mutique, en attente d’image. Dans les tableaux de Schüwer-Boss, l’excès de forme voisine ainsi avec l’informe, c’est-à-dire le fond duquel une forme a été effacée, ou duquel pourrait surgir une forme. Cela étant noté, il faut ajouter que certaines pièces de l’exposition s’inscrivent dans d’autres perspectives. C’est le cas de Torrent (2015), grande peinture rectangulaire qui résulte d’une multitude d’applications horizontales d’une petite brosse à rechampir. Ici, aucune bordure ne mime un cadre comme dans les tableaux de la série Dorian (2014), dont l’espace central a été évidé. Aucune marge blanche ne désigne ce qui fait peinture, comme c’est le cas avec Siberian Kiss ou Épreuve. Autrement dit, Torrrent est une œuvre all over, à la fois matériologique, en ce qu’elle porte les marques de son processus de réalisation, et cinétique, en raison des vibrations que l’on discerne ici et là. Ces dernières, qui résultent de la correction d’irrégularités dans l’application des couleurs, sont au service d’un propos iconique pour le spectateur, qui voit là l’image d’une surface liquide animée de courants.

De gauche à droite, Hugo Schüwer-Boss, Arche renversée, 2018. Acrylique sur toile, 140 x 310 cm. Raphaël Zarka, Paving Space Partition régulière W9M1, 2017. 9 modules en chêne, 168 x 336 x 252 cm. Hugo Schüwer-Boss, Borderline, 2013. Acrylique sur toile, 160 x 320 cm. Hugo Schüwer-Boss, Arche inversée, 2018. Acrylique sur toile, 160 x 120 cm. Vue des expositions Hugo Schüwer Boss, Every Day is Exactly the Same et Raphaël Zarka, Partitions Régulières, Frac Franche-Comté, 2018, courtesy des artistes et Michel Rein, Paris/Brussels, photo : Blaise Adilon.

Dans « la situation historique présente où tout est convié au statut d’image »2, on pourrait regretter pareil choix. Mais chez Schüwer-Boss, ce devenir image de la peinture abstraite n’est pas synonyme de déception, bien au contraire. S’agissant de Torrent, la raison en est que le spectateur identifie autant dans le tableau le résultat des gestes nécessaires à sa réalisation qu’une allusion à une réalité extérieure à la peinture. En ce qui concerne les œuvres les plus récentes, il en va différemment. Alors que le spectateur était incapable de maîtriser, d’un seul coup d’œil, l’ensemble de Torrent, ces dernières reposent sur l’articulation d’un dégradé de couleurs en expansion et d’une construction à la marge. Comme son titre l’indique, Ordinary Sunset II (2017) est un tableau à la fois abstrait (il ne représente rien) et figuratif (il renvoie à l’image d’un coucher de soleil). Le liseré blanc qui apparaît sur les limites extérieures figure un cadre structurant et dans le même temps vain, car il ne contient pas le « paysage » qui fait fond. Il en va de même de la série Arche (2017), qui cohabite dans la seconde salle de l’exposition avec une « sculpture instrumentale » de Raphaël Zarka3 (Paving Space Partition régulière W9M1, 2017), soit une œuvre qui vaut pour elle-même tout en permettant la pratique du skateboard. Si aucun rapport immédiat n’apparaît entre les peintures de Schüwer-Boss et le volume de Zarka, dans un second temps, il est loisible de leur attribuer une qualité commune, qui est de susciter une impression de glisse (du regard le long des peintures, du corps susceptible de rider la demi-pyramide tronquée). Enfin, il importe de signaler l’humour de la toile octogonale qui conclut cette constellation de tableaux de Schüwer-Boss, Smilset (2017), où un comique « Smiley » apparaît sur fond de coucher de soleil (« Sunset »).

Hugo Schüwer-Boss, Smilset, 2017. Acrylique sur toile, 92 x 92 cm, 2017. Photo : ZZ Studio.

1 C’est-à-dire en suivant une ligne qui passe par le milieu de chaque œuvre.

2 Ces termes sont de Michel Gauthier dans « La diagonale du fond. À propos des Unfurled Paintings de Morris Louis », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, no 60, été 1997, p. 58.

3 Cette salle constitue une transition entre l’exposition de Schüwer-Boss et celle dédiée à Raphaël Zarka qui a lieu simultanément.

(Image en une : Vue de l’exposition Every Day is Exactly the Same d’Hugo Schüwer-Boss, Frac Franche-Comté, 2018. À gauche,  Méliès, 2017. Acrylique sur toile, diamètre : 45 cm. Collection Tracey Kimister. À droite, Siberian Kiss, 2016. Acrylique sur toile, 50 x 50 cm. Collection privée. © Hugo Schüwer Boss. Photo : Blaise Adilon.)


articles liés

Erwan Mahéo – la Sirène

par Patrice Joly

Helen Mirra

par Guillaume Lasserre