Florian Sumi, au Frac Pays de la Loire

par Laure Jaumouillé

Frac des Pays de la Loire

Depuis la naissance des sciences modernes, le désir de toute puissance de l’homme s’est trouvé à l’origine d’une vaste entreprise de séparation. Aspiré par l’ivresse étourdissante d’une domination sans limite, l’Occident aurait placé la nature d’un côté, la culture de l’autre – l’objet d’une part, le sujet d’autre part. Tout se passe comme si notre être avait adopté une essence fondamentalement distincte de la nature sur laquelle il nous est possible d’exercer une force, tant physique que mentale. C’est ainsi que les Modernes se sont proclamés en maîtres et seigneurs d’une réalité pétrie de langage. Peu à peu, le travail de la terre a laissé place à l’instrumentalisation des bêtes et de la flore, à l’infinie conversion de leurs fins en moyens. A l’heure où la croissance exponentielle de l’activité humaine se heurte aux limites des ressources terrestres, notre regard se pose enfin sur la réalité tragique d’une nature malmenée – celle-là même nous renvoyant dans ses blessures le reflet décadent de notre vieille philosophie du « progrès ». Devant une telle désintégration conceptuelle de nos valeurs, comment envisager ce qui « vient à nous » désormais ?

Study for Clockwork # 1, 2, 3,  2012-2014. Weird Energy, 2014, Film HD, 3 min 20. Ephemeral Electronics # 2, 3, advertising campaign, 2014. Courtesy DawnMakers et Gilles Rivollier Cabinet Aurel, 2013, Courtesy AurelienDeBusscher.

Study for Clockwork # 1, 2, 3,  2012-2014. Weird Energy, 2014, Film HD, 3 min 20. Ephemeral Electronics # 2, 3, advertising campaign, 2014. Courtesy DawnMakers et Gilles Rivollier Cabinet Aurel, 2013, Courtesy AurelienDeBusscher, © Fanny Trichet

Pris d’accablement, nous sommes tentés de détourner les yeux et notre esprit au profit de sujets plus accessibles à l’entendement. Certains artistes manifestent pourtant l’intention d’exercer une focalisation prolongée sur ce « trou noir » de la pensée afin d’élaborer les prémices d’une réponse possible. Florian Sumi, dont la pratique fait actuellement l’objet d’une exposition au Frac des Pays de la Loire, en fait partie. Infiltrant l’héritage visuel des Trente Glorieuses, ce dernier a choisi d’y poser les germes d’une nouvelle cohabitation avec les non-humains – nommons les « nature », « environnement », « Gaïa »… Associé au publicitaire Gilles Rivollier – fondateur de l’agence Dawn Makers -, Florian Sumi élabore une série d’images ventant les mérites d’une technologie existante mais dont les potentialités n’ont pas encore fait l’objet d’un développement effectif. La campagne publicitaire qui en résulte, intitulée Ephemeral Electronics, nous renvoie à l’apogée consumériste des années 1960 et 1970, tandis qu’elle prône un principe d’« obsolescence programmable » issu d’une technologie entièrement biodégradable.

Study for Clockwork # 1, 2, 3,  2012-2014. Weird Energy, 2014, Film HD, 3 min 20. Ephemeral Electronics # 2, 3, advertising campaign, 2014. Courtesy DawnMakers et Gilles Rivollier Cabinet Aurel, 2013, Courtesy AurelienDeBusscher.

Study for Clockwork # 1, 2, 3,  2012-2014. Weird Energy, 2014, Film HD, 3 min 20. Ephemeral Electronics # 2, 3, advertising campaign, 2014. Courtesy DawnMakers et Gilles Rivollier Cabinet Aurel, 2013, Courtesy AurelienDeBusscher, © Fanny Trichet

L’espace d’exposition accueille ainsi deux prototypes d’affiches publicitaires imprégnés d’une esthétique déliée de toute assise temporelle – celles-ci interpellant le visiteur par d’étranges slogans : « Future has been there the whole time », « Consider the old makers of progress »… L’agence Dawn Makers se fait ici le porte-parole d’un procédé de fabrication usant de potentialités directement modelées sur un processus naturel, celui de la cristallisation de la soie par la chenille Bombyx. Par une première diffusion de cette campagne, Florian Sumi et Gilles Rivollier tendent à disséminer dans notre imaginaire collectif une prophétie scientifique. Dans l’espace que lui dédie le Frac des Pays de la Loire, Florian Sumi présente en outre une série d’objets complexes apparentés à une machinerie horlogère en bois, inox et aluminium. Tandis que leur facture artisanale se trouve marquée d’une empreinte archaïque, les formes de ces œuvres accusent les traits d’une certaine modernité industrielle, pourtant détachée de toute fonction. La série des Clockwork évoque un système de machines à mesurer le temps dont le fonctionnement serait suspendu, en attente d’une potentielle activation manuelle. Devant ces gigantesques horloges dépouillées de tout système automatique, le visiteur se trouve égaré entre différentes strates temporelles alors qu’il s’interroge, ahuri, sur le destin et la beauté muette de ces objets.

Study for Clockwork # 1, 2, 3,  2012-2014. Weird Energy, 2014, Film HD, 3 min 20. Ephemeral Electronics # 2, 3, advertising campaign, 2014. Courtesy DawnMakers et Gilles Rivollier Cabinet Aurel, 2013, Courtesy AurelienDeBusscher.

Study for Clockwork # 1, 2, 3,  2012-2014. Weird Energy, 2014, Film HD, 3 min 20. Ephemeral Electronics # 2, 3, advertising campaign, 2014. Courtesy DawnMakers et Gilles Rivollier Cabinet Aurel, 2013, Courtesy AurelienDeBusscher, © Fanny Trichet

Quel est aujourd’hui l’avenir de l’idée de machine ? L’artiste nous invite à emprunter le chemin de potentialités secrètes car non réalisées, et c’est au plus proche des mouvements naturels qu’il s’agira de choisir la voie d’une emprise minimale de l’homme sur son environnement, au détriment peut-être d’une certaine culture de la performance. Pourtant, une telle entreprise ne pourrait se passer d’une remise en chantier de notre appréhension du monde, d’une refonte des systèmes conceptuels sous-jacents à nos modes de vie. Reste à savoir quand et sous quelles conditions pourrait avoir lieu un tel changement de paradigme ? Comme l’évoque Bruno Latour, l’apocalypse s’avère imminente ; pourtant notre écologie n’a pas réussi à en fabriquer des images sensibles et intelligibles qui seules permettraient une véritable mise en mouvement de la pensée et des actes. Quel cataclysme devrons nous attendre pour activer la machinerie symbolique de Florian Sumi, celle qui enclencherait le développement de technologies intelligentes et véritablement contemporaines ? A cette question, l’artiste répond par une vidéo courte et intense, dans laquelle le visiteur entrevoit la danse déchaînée de personnages exhibant d’étranges peintures corporelles. A la manière d’une pile sans combustion énergétique, cette transe nous renvoie à la question fondamentale de la mobilisation qui nous fait défaut. Quelle sagesse avons nous donc renié pour rester ainsi paralysés de terreur devant le retour de Gaïa ?

Suivant l’un des slogans de l’agence Dawn Makers – « Looking for future ? Look at nature » -, il s’agirait alors de renouer le lien qui nous unit au vivant, qui seul peut émouvoir les hommes et éveiller la conscience d’un public. Reste cependant à apprendre à compter au delà de deux, non plus seulement une culture d’une part et une nature d’autre part, mais l’expérimentation nécessaire de nouveaux systèmes de croyance ouverts sur l’inconnu.


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