Dominique Gonzalez-Foerster, 1887 – 2058

par Cédric Aurelle

Des zombies errant devant des effets de fiction, Dominique Gonzalez-Foerster dans le piège institutionnel de la rétrospective.

Galerie sud – Centre Pompidou, Paris, 23 septembre 2015 – 1er février 2016

L’exposition comme objet peut-elle proposer une plongée dans le temps, un vertige hitchcockien, ce produit du montage des images, ou des associations proustiennes de sensations, conduisant à revivre au présent un instant du passé ? Ou encore, par le choc émotionnel d’une rencontre ou une incise littéraire dans l’espace, offrir la possibilité « d’aller chercher dans le futur des solutions pour le présent » pour paraphraser le narrateur dans La Jétée de Chris Marker ? Proust, Hitchcock, Marker : quelques figures qui ornent de manière implicite la vaste constellation d’auteurs qui surplombe l’œuvre de Dominique Gonzalez-Foerster et qu’elle convoque plus ou moins indirectement au fil de sa « rétrospective ». Intitulée « 1887-2058 », l’exposition est une projection strabique depuis le présent dans le double sens du temps, ordonnant un objet qui pourrait être à la fois rétrospectif et prospectif, mais qui pose avant tout la question de la réactivation de dispositifs d’exposition existants, du statut du visiteur et de la contextualisation d’une œuvre vivante dans la cadre du musée.

L’irruption dès le début de l’exposition dans un Brasilia Hall magistral nous ramène d’emblée plus de quinze ans en arrière dans cette même installation qui ouvrait l’exposition de l’ARC en 1998, à laquelle DGF avait participé en trio avec ses comparses Pierre Huyghe et Philippe Parreno. L’installation offrait alors au visiteur une traversée de ce même espace gigantesque et vide, meublé d’une simple moquette verte,  une traversée à la manière d’un passager, embarqué comme par effet de translation dans l’hyperespace de l’exposition et projeté dans le hall d’un Brasilia fictif, depuis lequel observer les toutes petites images documentaires d’un Brasilia bien réel. Cette installation, comme l’ensemble des autres œuvres de l’exposition de 98, plaçait alors le visiteur au centre du dispositif dans un esprit qui, même dépourvu de ses populaires soupes, restait marqué du sceau de l’esthétique relationnelle : la naïveté bienveillante d’une pensée d’avant l’Anthropocène permettait d’y situer encore l’Homme au centre et au-dessus du Monde. Et, par là-même, de placer le visiteur au cœur de l’exposition, sujet qui, à défaut d’être agissant sur les dispositifs, en était néanmoins le récepteur, récepteur d’un monde aperçu par bribes ou reflets – ici Brasilia – à travers l’interface de l’exposition. « On serait comme des passagers… des passagers traversant… traversant des effets de réalité », soulignait alors justement cette phrase qui courait dans le catalogue et sur l’affiche de l’exposition. La réactivation en 2015 de Brasilia Hall fait l’effet d’une douche froide pour quiconque s’apprête, le titre de l’exposition en tête, à effectuer un voyage en chronologie : ce n’est pas un basculement dans le temps qu’opère le dispositif, quoi qu’en dise l’indication « 1960 » au droit de la pièce, mais au contraire le retour dans le présent d’un objet sorti de sa réserve, remis à neuf et aux dimensions de la Mezzanine Sud, une Period Room que le visiteur revient habiter en fantôme, et Belphegor en curateur, dans la plus orthodoxe tradition muséologique.

Le parcours de l’exposition invite dès l’entrée à un itinéraire de contournement : le long des parois vitrées donnant sur le parvis, la fontaine et la rue du Renard, un couloir engage le visiteur à remonter le fil d’un temps enchevêtré dans d’anciennes installations de DGF sorties de leurs caisses et dépoussiérées pour l’occasion. Le parcours s’apparente à un travelling qui pourrait fonctionner comme une machine à explorer le temps. Mais que nous racontent Nos Années 70 (Chambre), de 1992, censé nous renvoyer en 1975 selon la chronologie de l’exposition ? Ou encore Une Chambre en ville de 1996 ? « Mes chambres sont comme des images mais dans lesquelles on peut rentrer » déclare DGF dans le guide de l’expo. Aussi, la visite de ces chambres successives revient-elle aujourd’hui à feuilleter un vieil album réalisé dans les années quatre-vingt-dix, dont on aurait tout au mieux recombiné l’ordre des images. L’exercice de la rétrospective semble ici imposer ses limites à une œuvre fondée sur l’occupation par la pensée de l’espace-temps de l’exposition. Cette « sensation d’art », si fréquemment évoquée par l’artiste, ne s’épuiserait-t-elle pas dans un ressassement imperméable aux circonstances ?

Vue de l'exposition  Dominique Gonzalez-Foerster,1887 - 2058, Centre Pompidou, Paris. ADAGP.

Vue de l’exposition Dominique Gonzalez-Foerster,1887 – 2058, Centre Pompidou, Paris. ADAGP.

En laissant ces chambres périphériques pour revenir au cœur de l’exposition, un basculement s’opère qui correspond à un changement dans la carrière de l’artiste. Le film De Novo — produit pour la Biennale de Venise en 2009 et la 5e participation de l’artiste au grand rendez-vous — projeté parmi d’autres dans la « salle de cinéma » de l’exposition, rejoue bien ce basculement : DGF y fait part de ses différentes attentes et déceptions accumulées tout au long de son histoire vénitienne qui sert d’arrière plan à un commentaire sur le développement de sa carrière personnelle conduisant inexorablement à un trou noir, à l’envie d’arrêter les expositions. La remise en selle de l’artiste après une période d’interruption se traduit notamment par le développement de la production cinématographique et par l’apparition physique de DGF dans les images. Celle-ci se montre grimée en Scarlett O’Hara, Louis II de Bavière ou Edgar Allan Poe. La pure évocation (par exemple de Rainer Werner Fassbinder dans RWF, une « chambre » de 1993), qui laisse une part essentielle à l’imaginaire, cède ici le pas à la reconstitution, et le fétiche, au pastiche. Face à ses films, le visiteur-passager est requalifié en spectateur dans l’immobilité physique de la salle de projection. S’y succèdent plusieurs DGF, une Lola Montès pathétique, un Bob Dylan caricatural, une Véra Nabokov maladroite alternant avec des plans fixes d’une Marylin Monroe âgée, en thalassothérapie, dont seule la légende permet d’attester le lien avec l’original perdu. Quand Ann Lee apparaît entre deux films (Ann Lee en zone de sécurité, 2000), nous revient soudain en mémoire sa revendication d’alors : « No ghost, just a shell ». « Pas un fantôme, juste une coquille ». Et ce sont pourtant des fantômes qui, à présent, nous sont donnés à voir, des personnages déguisés qui viennent ré-habiter de vieux décors dans des habits conservés dans de la naphtaline. Ainsi, avec Belle comme le jour (2012), DGF réalise un remake vidé de sens du Belle de Jour de Buñuel avec une copie de Catherine Deneuve raide comme un manche. À proximité de là, c’est comme un ultime fantôme qui attend le visiteur au bout d’un couloir sombre : un hologramme de l’artiste gesticulant et vociférant une imitation épileptique de Klaus Kinski dans Fitzcarraldo (M.2062, Fitzcarraldo) de 2014. Au cœur des ténèbres de l’exposition, le visiteur se trouve médusé. « Ce qui compte c’est d’introduire une sorte d’égalité, de supposer qu’entre moi – qui suis à l’origine d’un dispositif, d’un système – et l’autre, les mêmes capacités, la possibilité d’un rapport égal, lui permettent d’organiser sa propre histoire en réponse à celle qu’il vient de voir, avec ses propres références », déclarait DGF en 1998. Où l’on réalise que ce visiteur-interlocuteur a désormais disparu du champ des possibles de l’exposition. La réactivation de Séance de Shadows (1998) qui ramène le visiteur vers Brasilia Hall, avec ses projecteurs de parking se déclenchant à son passage, ses murs et moquette bleu électrique, est ici significative. En 1998, le dispositif tenait lieu d’un proto-cinéma, combinant les ombres des visiteurs projetées sur les murs, permettant à ces derniers d’y articuler leurs propres séances de cinéma imaginaire. Avec les apparitions de DGF en ligne de mire, le principe épiphanique à l’œuvre ici est désormais tout autre : les ombres portées des passants ne formulent rien d’autre que l’annonciation d’une apparition de l’artiste à l’écran. Séance de Shadows n’offre dès lors qu’une traversée purement spectrale dans une caverne où la nostalgie se trouve substituée à l’imaginaire pour un visiteur tentant son come-back en zombie.

Dans l’agora centrale qui relie les différentes salles du projet, Textorama (Desertic, Tropical), 2009/2015, un mur orné de citations et des noms de leur auteur, reprend diverses références de l’artiste. En dialogue avec ce mur, Chronotopes & dioramas (desertic), 2009/2015, peut-être la pièce la plus révélatrice de l’exposition dans le contexte de la rétrospective : un diorama présentant un paysage désertique, point de rencontre entre le temps passé auquel se référaient ces dispositifs conçus dans un xixe siècle enfermant dans ses vitrines le monde menacé par sa propre prédation et, ici, un futur hypothétique dans lequel le livre fera figure d’espèce en voie d’extinction. En quittant les différentes « chambres » — ces images dans lesquelles « rentrer » selon DGF — pour se heurter à cette vitrine, une quelconque plongée dans un espace-temps autre devient impossible : pas plus que le mur de citations, purement ornemental, n’opère de fracture fictionnelle dans l’espace de l’exposition, la vitrine fermée du diorama n’ouvre de perspective temporelle dans l’horizon pastel d’un paysage de science-fiction. Le diorama apparaît ici comme le précipité même de cette exposition : celle-ci parvient par l’effet d’une muséographie convenue à requalifier en leur propre musée des œuvres censées pourtant offrir par des procédés empruntés à l’écriture fictionnelle autant de voyages dans une temporalité altérée ou dans des identités littéraires.

Tel cet organisme fossilisé que l’on se plairait à découvrir dans le substrat du diorama, cette exposition de DGF émarge aux couches les plus anciennes de la stratigraphie muséale et forme un corps solide congédié de l’ordre de la vie organique dont les cellules, telles des capsules de temps pressurisées, laisseraient s’épancher l’éther dès lors qu’ont les ouvrirait.

À l’organisme mouvant créé avec brio par Pierre Huyghe au même endroit deux ans plus tôt, répond ici un parcours monolithique conduisant à une scène sur laquelle se produisent des fantômes. À l’individu post-humain balloté entre les différentes strates de la géologie instable de l’Anthropocène du premier, particule vagabonde poussée par les événements climatiques de l’exposition, sans autre interaction devant leur beauté indifférente que les seuls produits du hasard, répond ici un visiteur-zombie, s’en revenant tout au mieux repu des portraits de l’artiste en actrice.

On serait comme des zombies… des zombies errant… errant devant des effets de fiction.

 

 

 


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