David Caille

par Camille Azais

Open Studio, Treize, Paris, 8.06—8.07.2017

Très peu de gens connaissaient le travail de David Caille. Passé brièvement par Limoges puis par l’école des Beaux-arts de Lyon, il fut élève de Peter Doig à Düsseldorf. À Paris, il était entouré d’un cercle d’amis artistes qui connaissaient sa peinture et l’encourageaient. Mais au-delà de ce cercle intime, presque personne. Il n’y a jamais eu d’expo David Caille. Il n’y a pas eu d’articles. Il y a très peu de photos. Et, depuis cette exposition rétrospective organisée chez Treize par Mathis Collins et Gallien Déjean, il y a un texte, qui retrace le parcours de ce très jeune artiste né en 1986 et disparu en 2014.

David Caille s’est donné la mort au moment où, paradoxalement, il envisageait de sortir pour la première fois de sa réserve en organisant une exposition qu’il aurait appelée « Open Studio ». On trouve dans l’exposition chez Treize les toutes dernières peintures, celles qu’il aurait montrées s’il avait pu mener jusqu’au bout cette démarche d’« ouverture » revendiquée dans le titre de l’exposition. Un mot lourd de sens, sans doute, que l’artiste a inscrit à plusieurs reprises à l’intérieur même de ses tableaux.

Parmi les œuvres de l’exposition, une vue d’un paysage de montagne à travers la fenêtre, que Mathis Collins me désigne comme étant sa toute dernière œuvre, est le point de départ de leur réflexion. De l’inachèvement tragique de ce petit paysage, Gallien Déjean tire dans son texte le principe créateur du reste de l’œuvre : le blanc chez David Caille. Ses toiles inachevées. Ses représentations de l’envers de la toile. Un angle de vue qui prend acte des difficultés que rencontre David Caille à la toute fin de sa vie, et qui ne rend peut-être pas entièrement justice à son impressionnante puissance créatrice en orientant le regard vers ce qui, dans son travail, renvoie plutôt à son absence, à sa réserve, justement. J’ai pris, moi aussi, ce tableau comme point de départ pour regarder le travail. Mais en partant de l’idée qu’il était très différent des autres. Comme il est inachevé, ce petit paysage nous renseigne sur la technique de David Caille : à l’intérieur de formes nettement délimitées à la couleur, l’artiste vient ajouter le blanc. À cause de cette omniprésence du fondu au blanc, les formes de David Caille sont extrêmement lumineuses, presque « orphiques » à la manière des couleurs de Robert Delaunay. S’agit-il d’une absence, d’un retrait, ou au contraire d’une forme d’excès ? Excès lumineux, vision débordante, qui traverse chacune des toiles et que l’on retrouve sous forme de tubes de néon rose, de cigarettes incandescentes, de bleu « électrique »…

L’autre aspect frappant de ces œuvres, à côté de l’incandescence des couleurs, est la virtuosité avec laquelle David Caille use des entrelacs. D’après ses proches, il s’intéressait de près à l’art persan et avait passé du temps en Iran avec son ami Mamali Shafahi. Chacune ou presque de ses toiles est une brillante démonstration de la manière dont plusieurs formes peuvent émerger d’une même ligne. Sur un tableau d’un noir transpercé par une lumière sous-jacente, les lignes s’entrecroisent pour former les quatre lettres du mot « LOVE ». Au centre du tableau, deux visages s’entremêlent dans un baiser qui les fait fusionner en un seul grand entrelacs décoratif. Dans un autre tableau, de format allongé, riche de mille détails, les arabesques dessinent six requins entremêlés se dévorant les uns les autres. Par rapport à ces tableaux où la composition atteint un haut niveau de complexité (Les Cigarettes en étant un exemple particulièrement remarquable), le petit paysage évoqué au début de ce texte semble donner à voir un monde où tout est séparé, réduit à des petites surfaces de couleurs closes sur elles-mêmes et traversé dans le premier plan par les barreaux d’une fenêtre transformée en prison. Faut-il dès lors s’étonner que ce tableau soit resté inachevé ?

L’ « Open Studio » de David Caille n’est pas qu’un slogan accrocheur. Quand on sait que l’artiste dormait parfois dans son atelier parce qu’il n’avait pas d’autre lieu de vie, on prend toute la mesure de ce que représentait pour lui le dévoilement de son travail. David Caille n’était pas en échec, il attendait d’être suffisamment bon pour s’ouvrir aux autres. Travailleur assidu, il commençait souvent plusieurs toiles en même temps, selon l’impulsion du moment. Pour autant, il est décrit par ceux qui l’ont connu comme quelqu’un d’ouvert aux autres : vivant, joyeux, curieux, aimant passionnément la nature, les expériences nouvelles et les rencontres. Jusqu’à se mettre en danger. Le tableau Digital Stress montre un visage schématique, lui aussi pris dans un dense réseau de lignes noires duquel émergent des symboles bien connus : Instagram, Twitter, Facebook, Gmail, etc. L’hypersensibilité de David Caille semble s’être retournée contre lui, et ces signes familiers être devenus des ennemis. Plus encore : cette « forêt de signes » fait perdre au personnage (un autoportrait, sans doute) le sentiment de ses frontières. L’entrelacs, c’est-à-dire la confusion des formes en un grand tout, prend ici un tour angoissé. Ailleurs, sur un petit format carré, une spirale flamboyante emporte littéralement la toile dans les flammes, en une vision hallucinatoire. Au cœur de la spirale, tapies dans l’ombre, les dents d’une bête, comme si, au cœur de cette lumière aveuglante et excessive, se dissimulait un fond obscur et inquiétant.

Comment comprendre les toiles de David Caille ? Peut-être n’est-il pas possible de partager sa vision du monde. La schizophrénie qui emporta son esprit au cours de ses années parisiennes inspira sans doute une partie de ces images. Cependant, si nous acceptons de mettre de côté les préjugés, ou de sortir du réseau de citations et d’analogies qui sont contenues dans ses œuvres (Marie Descraques, son amie, me dit qu’il regardait avec passion les autres peintres : Odilon Redon, Paul Klee, et surtout David Hockney, mais on pense aussi à Jean Dubuffet, Fernand Léger, Max Ernst…), si nous nous laissons emporter par la vision excessive, lumineuse et terrible de ces toiles, il semble qu’elles nous racontent un rêve que nous pouvons tous partager. Dans les tableaux de David Caille, toutes choses convergent. Le monde est unifié. Il y a un petit tableau très étrange, dans lequel on voit deux mains peindre une toile dont on aperçoit l’envers. Les mains appartiennent à une palette de peintre. La montre du peintre se confond avec le trou de la palette. À l’horizon, la même forme de palette se répète à l’infini en un paysage de vagues bleutées. Toutes choses convergent pour former le monde et la nature. Au centre de ce monde, l’œil du peintre.

« Comme de longs échos qui de loin se confondent en une ténébreuse et profonde unité… » Le rêve baudelairien des Correspondances traverse les œuvres de David Caille. En une vision unifiée, réunie, d’avant les séparations que l’esprit des hommes introduisent dans le monde, David Caille se voyait lié à un grand tout, les yeux grand ouverts sur un monde où les sens et les êtres se répondent.

Mais, donc, « Open Studio » n’a pas eu lieu. David Caille, qui, aux dires de ses proches, avait fini par perdre pied, est rentré dans sa campagne natale où il a définitivement quitté le monde des vivants. Dommage, on aurait eu bien besoin, dans ce monde, d’artistes comme David Caille. Des fous de l’art. Des fous de la vie. Des fous.

Merci à Mathis Collins, Gallien Déjean, Anne Bourse, Lucille Uhlrich, Daniel Otero Torres, Marie Descraques.


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