Charlotte Khouri

par Andréanne Béguin

You’ll always be taller than a newspaper

CEAAC, Strasbourg

02.04 – 04.09.2022

Dans le film Aprile, Nanni Moretti achète tous les journaux italiens disponibles à un kiosque, puis les découpe et les assemble. (1) Ce collage tentaculaire des coupures, titres et articles devient un journal géant : « Un unico grande giornale », qui forme une mise en scène ironique du système de la presse en Italie et de son uniformité. Cette forme atypique du journal géant se retrouve dans l’exposition « You’ll always be taller than a newspaper », dans une forme tout aussi comique et critique. Dès l’entrée de l’exposition, l’assemblage accueille le visiteur comme un seuil de passage, puis, tout au long du parcours, il sert de décor au film-performance, donne la réplique aux personnages que Charlotte Khouri incarne derrière la caméra, et déroule encore sa narration critique éminemment absurde. 

Le film-performance en deux parties existe dans et hors de l’écran, puisque les objets de décor et de scénographie jalonnent l’espace d’exposition aux côtés de maquettes d’architecture devenues mobiliers. Ces éléments composites forment un ensemble visuel fort harmonisé par des jeux de lumière et de filtres colorés qui transportent le visiteur dans une ambiance eighties. Charlotte Khouri offre un voyage dans le temps, une plongée dans l’ambiance festive de night-clubs aussi select que le Palladium à New-York, par exemple. Le CEAAC se transforme en une capsule temporelle qui redonne vie à une forme d’esthétique publicitaire (2) propre aux années 1980, qui crève l’écran dans Diva de Jean-Jacques Beineix, avec des couleurs néons se détachant d’une pénombre que l’on s’imagine sans peine enfumée. Le balcon central du CEAAC permet de s’accouder nonchalamment pour regarder le film qui se joue à l’étage inférieur, à moins que le regard ne se perde dans une foule hypothétique, à la recherche des célébrités du soir. 

L’atmosphère envoûtante ne masque pourtant pas la réalité du propos de l’artiste, et son positionnement critique à l’égard des médias et des ressorts de communication du pouvoir. Le journal géant composé de six peintures recto-verso parodie un quotidien et ses codes classiques, par une abstraction déroutante. Le vocabulaire journalistique personnifie déjà les différentes parties d’un journal : ventre, oreilles, pieds. Charlotte Khouri fait de son journal un corps tangible devenant un personnage à part entière, qui, par sa stature, surplombe l’artiste et les visiteurs. Un journal est à appréhender tout entier, avec sa peau, puisque enveloppe et contenu ne forment qu’un corps communicationnel. Avec malice et poésie, Charlotte Khouri exploite cette dualité et signale la manière dont les médias enrobent l’information, formulent et transmettent les messages en transformant leur substance – jusque dans notre réception intérieure. Les médias traditionnels, comme la presse ou la télévision, sont les premiers concernés par cette vision de l’artiste. Mais les réseaux sociaux ne sont pas en reste. Rappelons-nous que le « journal » Facebook s’appelait avant « mur », ce fil d’actualité n’étant rien d’autre qu’un écran et un ersatz d’information. Dans l’exposition, le journal de Charlotte Khouri peut aussi agir, au sein d’un ensemble architectural, comme un mur qui donne un cadre, à la fois vecteur et support de projection. 

L’exposition se vit aussi dans ses dimensions sculpturale et architecturale. L’ensemble du mobilier est ainsi constitué de maquettes miniaturisées de bâtiments emblématiques de Strasbourg : le parlement européen devient une assise, le siège d’Arte une table basse et le bâtiment de France 3 un guéridon. Les sièges du pouvoir, par ce changement d’échelle, deviennent des sièges au sens premier du terme. À mi-chemin entre une fable philosophique ou une aventure de science-fiction, avec un soupçon de Lewis Caroll, l’artiste nous invite à prendre la taille et la mesure réelles de ces instances de pouvoir et d’information dans nos vies intimes. Du latin « minium », la miniature est quelque chose de minuscule, de mignon, d’inoffensif. Charlotte Khouri propose ainsi une tout autre manière de considérer ces édifices iconiques et l’ampleur des décisions qui y sont prises. « Le minuscule, porte étroite s’il en est, ouvre un monde », écrit Bachelard dans La Poétique de l’espace. L’infiniment petit agit chez Charlotte Khouri comme un révélateur ; il suscite une prise de conscience de l’impact de ces instances décisionnelles et communicationnelles. 

Charlotte Khouri propose une reconsidération des échelles, mais aussi une recomposition de nos perceptions et de nos capacités de discernement, qu’elle met en éveil grâce à la force de sa voix et de ses imitations dans le film-performance. L’artiste campe en effet plusieurs personnages féminins, vêtus de la même combinaison de pilote – créée par l’artiste en collaboration avec Fanny Devaux – et réussit pourtant à les individualiser grâce à un jeu d’imitations vocale et comportementale finement recherché. Le visiteur pourra ainsi reconnaître à leur grain de voix et leurs mimiques Michèle Mouton, Delphine Seyrig, Dalida ou encore Britney Spears. L’artiste mélange paroles inventées et paroles prononcées par ces femmes dans des contextes médiatiques. Dalida fait alors les questions et les réponses de sa propre interview, alanguie dans le journal géant, confiant au visiteur ses dialogues intérieurs : « Nous sommes un parlement ». Grâce à ses jeux d’imitation, Charlotte Khouri incarne toutes ces femmes telles une peinture vivante. Pour reprendre les mots de Proust : « Il y a des moments où, pour peindre complètement quelqu’un, il faudrait que l’imitation phonétique se joignît à la description. » (3)

Ce concentré d’imitation verbale et non verbale est résolument comique, et prouve encore une fois que la forme peut supplanter le contenu. À la manière des fake-news, cet assemblage de répliques absurdes et saugrenues devient en effet incontestable, par une rhétorique savamment orchestrée qui engendre une puissance de conviction. L’imitation, dans ses mécanismes, n’est finalement pas si éloignée du système médiatique : en s’appuyant sur l’expérience commune et la connaissance de traits représentatifs, l’imitateur peut aller jusqu’à dévoyer une personnalité et ses paroles. L’usurpation est un ressort commun, qui, dans le cas du système médiatique, est étroitement lié au contrôle mental. Dans le film de science-fiction, Invasion Los Angeles, des lunettes de soleil permettent au personnage principal de voir le monde tel qu’il est vraiment, sous contrôle d’une société extra-terrestre qui, par l’usage de la publicité ou des médias, plonge la population dans un état apathique. Le journal lu avec les lunettes affiche alors le message suivant : « Stay asleep and obey », qui dit tout le pouvoir d’influence des médias. Charlotte Khouri, en s’appropriant et en détournant les codes et les rouages du système d’information, avec humour et second degré, rend manifeste leur cynisme et leur dangerosité pour l’indispensable libre-arbitre individuel et collectif. Le film se clôt à l’étage par un plan séquence de Marie Baxerres dans une interprétation libre de claquettes, où la narration corporelle remplace la parole verbale et permet pourtant une envolée lyrique. Le bruit des claquettes et la gestuelle redonnent leur place aux facultés d’interprétation et de jugement propres à chacun. 

(1) Nanni Moretti, Aprile, 1998 https://www.youtube.com/watch?v=RFsF_haesw4

(2) Pour reprendre une notion développée par Marie-Thérèse Journot. (2005). Le courant de « l’esthétique publicitaire » dans le cinéma français des années 80 : la modernité en crise. Paris : Éditions L’Harmattan. 

(3) Proust, Sodome et Gomorrhe, vol. 2 (1922)

Image mise en avant : Charlotte Khouri, You’ll always be taller than a newspaper, 2022, image extraite de la vidéo. Courtesy de l’artiste.


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