Walead Beshty
Cela ressemble à des toiles abstraites. Des formes géométriques anguleuses aux couleurs pastel cristallines se déploient sur des tirages photographiques monumentaux. Cette beauté fascinante évoque la vue macroscopique de pépites de quartz ou quelque autre étrangeté minérale dont la simple présentation suffirait sans doute à séduire le quidam. Et pourtant, ces fabuleux tableaux constituent en réalité la plus pure expression de l’objectivité photographique dans son acception moderne définie par Robert Cumming tel « l’idéal scientifique de l’image photographique comme vérité visuelle sur le monde » .
Walead Beshty revient sur l’essence même de la photographie, sur son origine en tant que procédé chimique à l’instar d’un Man Ray ou d’un Laszlo Moholy-Nagy en leur temps. Ces Sided Pictures sont produites par la simple exposition à la lumière d’un papier photosensible savamment plié. Cette approche expérimentale délibérément scientifique du médium photographique en est également la représentation. Quand les héros modernes des années 1920 artialisaient leurs monuments industriels sur papier argentique pour porter trace d’une réalité concrète en prônant que « la lumière qui illumine le monde est celle qui enregistre son image [et qu’] en ce sens, toutes les photographies sont des traces » , Beshty procède à la mise en abîme de cette objectivité. Les images créées ne sont in fine que les empreintes du procédé photographique produites par lui-même.
Approche phénoménologique et formelle qui évacue toutes les valeurs idéologiques et utopiques revendiquées par ces maîtres pour évoluer simplement dans un système purement autoréférentiel (voire même bêtement tautologique), me direz-vous. Il y a pourtant peut-être à lire dans le travail de ce britannique expatrié sur la côte ouest américaine une portée plus politique. Réinterroger des expériences éprouvées il y a de ça près d’un siècle, constitue certainement l’amorce d’une réflexion plus globale sur le statut de l’héritage formel et conceptuel laissé par le vingtième siècle dont la dissection critique puis le dépassement démythificateur ouvrirait les portes de la contemporanéité.
Le projet Fedex ® Kraft Boxes poursuit notamment cette même notion d’appropriation et de mise en crise de l’existant artistique ou vernaculaire, thématique par ailleurs centrale et transpracticielle de la scène californienne contemporaine. Des boîtes de verre sécurit transparentes ou opaques à la taille standard des emballages du coursier international Fedex sont envoyées telles quelles aux lieux d’exposition. Pendant leurs voyages, ces sculptures subissent comme toute marchandise les aléas de la manutention souvent peu orthodoxe des colis en transit. En résultent des éclats et dommages plus ou moins importants sur les surfaces vitrées. Les œuvres exposées se composent autant des objets reçus que des déplacements endurés et évoluent formellement à mesure des expéditions successives. En enregistrant les stigmates de leurs propres pérégrinations, elles deviennent des ruines minimales portant les empreintes concrètes de leur manipulation représentées par les formes abstraites de leur anéantissement aléatoire mais définitif.
Difficile de ne pas lire nombre de sources à travers ces objets. Mais à mi-chemin de la Box, Cube, Empty, Clear, Glass – a Description de Kossuth et des pavillons de Dan Graham, leur facture minimale fait très ostensiblement écho aux conceptuels et questionne le douaire de leur successeurs. Que dire aujourd’hui de ces formes ? Le parcours et l’âge de Beshty en font l’archétype de l’enfant de la mondialisation. Fedex ® Kraft Boxes est sans doute une citation aussi respectueuse qu’irrévérencieuse de ces références absolues, passées à la moulinette de la postmodernité. L’opération de déplacement via un des leaders internationaux de la communication postale exprime à l’évidence une allusion appuyée à la site-specificity, notion fondamentale édictée par Robert Morris dans les années 1960. Une expérience triadique réunissant une œuvre, un site et un regardeur jusqu’à assujettir la validité de l’ensemble à cette interdépendance essentielle. Quelle meilleure poursuite théorique de l’historique déclaration de Richard Serra « To remove the work is to destroy the work » que la destruction progressive pour raison d’exposition (et donc d’existence de l’œuvre aux yeux d’un public) de ces shipping boxes ?
Présentée en pendant de Fedex ® Kraft Boxes lors de la dernière Whitney Biennial de New York au printemps 2008, la série de photographies Iraqi Mission, Berlin poursuit cette démarche d’enregistrement du mouvement international de l’œuvre par l’œuvre elle-même.
Au départ, l’artiste découvre l’existence du bâtiment de l’ancienne représentation diplomatique de l’État Iraqien auprès du gouvernement est-allemand dans les pages d’un journal. Désormais partie intégrante du Berlin réunifié, le site n’a plus aujourd’hui de fonction officielle. C’est un immeuble abandonné qui a été tour à tour squatté et incendié mais qui demeure néanmoins toujours protégé par la législation internationale. Telle une église désaffectée non encore déconsacrée, il s’agit d’un espace apatride, sans réel statut si ce n’est celui de zone intermédiaire non revendiquée. Lors d’une de ses nombreuses excursions sur place, Walead Beshty documente sa visite par une série de prises de vue. Mais à l’aéroport en partance pour les États-Unis, il omet de sortir les pellicules de son sac et les fait accidentellement passer dans le détecteur à rayon X du contrôle de sécurité. Une fois développés, il réalise que cette erreur a endommagé ses films et qu’un filtre abstrait de couleurs moirées apparaît sur les images voilées. Elles ont là elles aussi imprimé les conditions de leur déplacement international. Ce qui ne devait être au départ que la documentation d’une expérience sur le terrain iconise à l’arrivée le statut indéterminé de l’ambassade berlinoise et résout par là même le problème qui était celui de Beshty de représenter cette anomalie administrative.
Au départ strictement photographique, le travail d’exploration des espaces transitionnels et abstraits comme potentiels conceptuels que réalise ce nouveau prodige de la scène West Coast aime dévier vers le champ sculptural. Son utilisation de la photographie exploite ainsi autant qu’elle ne dégénère ce rôle premier de documentation impartiale du réel en étudiant la façon dont le sujet peut influer sur le processus même de création de l’image. Ces œuvres engendrent la problématisation de leur condition de production, de déplacement et de réception. To remove the work is what does make the work !
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- Du même auteur : Pauline Bastard, A Constructed World, Gyan Panchal, Geologically different ,
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