Thomas Giraud – Avec Bas Jan Ader

par Patrice Joly

Comment devient-on artiste ? Il n y a pas vraiment de mode d’emploi ni de recette : un peu par hasard, un peu par effraction, un peu à cause d’une histoire familiale, de la perte d’un père qui vous laisse désemparé face à une vie soudainement privée de guide, de direction, de soutien. Le livre de Thomas Giraud, Avec Bas Jan Ader, en revenant longuement sur l’enfance et la jeunesse de l’artiste hollandais, ne prétend pas expliquer l’origine d’une vocation qu’il se garde bien de qualifier comme telle. Il se contente plutôt d’esquisser des pistes et de décrire les bifurcations, les embûches et les hésitations qui se sont multipliées au cours de la formation sensible et intellectuelle du jeune artiste : notamment cette indécision fondamentale entre la carrière artistique et la philosophique qui le suivra longtemps. Jusqu’au bout même, puisque parmi les objets que l’on retrouvera dans son embarcation de fortune, avant qu’elle ne s’évanouisse à son tour – et, avec elle, les secrets d’une disparition qui continue à faire fantasmer les chroniqueurs –, on compte la fameuse et périlleuse Phénoménologie de l’esprit de Hegel.

Bas Jan Ader n’est pas un artiste comme les autres ; en cela, il ne se démarque pas de ses semblables dont le propre est justement d’être singulier… Bas l’est peut-être un peu plus que les autres. Toute sa courte carrière durant, il s’est ingénié à faire l’inverse de ses congénères. Déjà à l’école, il passe le plus clair de son temps à s’acharner sur une unique feuille, sur laquelle il dessine et gomme jusqu’à ce que le papier se transforme en un palimpseste indéchiffrable de traces et de sillons laissés par la pointe du crayon, laissant le geste du gommage prendre le pas sur celui de dessiner. Tout un programme. Qu’il finira par appliquer à plus grande échelle, si l’on considère que la chute n’est qu’un avatar de ce geste d’effacement.

Le livre de Thomas Giraud n’est pas une tentative de compréhension de ce qui pousse un artiste à se lancer dans une aventure risquée : celle de la traversée de l’Atlantique en solitaire sur une coquille de noix, un bateau de 3,80, naviguant au milieu de vagues qui peuvent atteindre jusqu’à trois fois sa longueur. Avec Bas Jan Ader ne prétend pas non plus rentrer dans les pensées de l’artiste. Le « avec » donne le ton d’un livre qui essaye d’accompagner au plus près une trajectoire qui prend naissance très en amont, avec un événement fondateur qui marquera profondément la psyché de l’artiste. Est-ce réellement la mort précoce de ce père, fusillé par les Allemands dans les bois proches de la maison familiale, qui déterminera cette destinée à la fois unique et tragique ? Ce père devenu un héros un peu malgré lui, poussé par ce qu’il estime être la seule chose à faire en ces temps dramatiques de la Seconde Guerre mondiale et de la traque des Juifs : les aider à fuir l’horreur. Bas empruntera la voie fléchée d’une école des beaux-arts dont il n’aura de cesse de s’éloigner, traçant une route faite de culbutes et de sauts dans divers canaux et rivières, jusqu’à ce dernier « exploit », dont le déroulement demeure à ce jour mystérieux.

Bien que l’académisme soit justement ce que tout artiste cherche de nos jours à fuir comme la peste, il est encore recherché à l’époque ou Bas Jan Ader effectue son court séjour aux Beaux-Arts d’Amsterdam. La soudaine aura dont se voit revêtir l’artiste, qui passe son temps à gommer ses dessins et à rêvasser dans son coin avec des airs mélancoliques, en se distinguant d’un lot d’étudiants pour le moins suivistes, montre suffisamment que les postures non conformes restent à l’époque exceptionnelles. Bas sait plus ou moins jouer de cette attitude qui le singularise radicalement mais l’on ne sait si la séduction qu’exerce ce « pitre mélancolique » auprès de ses congénères suffit à compenser la déception que lui apporte la fréquentation d’un monde « beaucoup plus étriqué que ce qu’[il avait] pu en espérer ». « Il n’y avait pas, au moins à tes yeux, de héros, ou même de héros ayant échoué et qui porterait dans son âme les ruines majestueuses d’un grand espoir brisé1. » Le fantôme du père hante les pensées troublées d’un jeune étudiant à la recherche d’une personnalité introuvable, capable de transcender la fadeur d’un enseignement lénifiant.

La figure paternelle est une figure récurrente dans les ouvrages de Thomas Giraud : déjà dans Élysée, qui narre la vie d’Élysée Reclus, le géographe anarchiste, le père joue un rôle fondamental. Il est un puissant anti-modèle contre lequel il faut se dresser pour affirmer son identité. La mère est, elle, une figure accompagnatrice, bien plus compréhensive des désirs de son fils que le père, qui n’envisage pour sa progéniture d’autre voie que celle qu’il lui a choisie : la même que la sienne. Élysée et Bas ont tous deux comme pères des pasteurs ; une figure autoritaire et intransigeante pour le premier, plus douce mais suffisamment forte pour résister à la barbarie nazie pour le second. Les longues marches à travers la France du futur géographe semblent lui avoir donné le goût de la description aiguisée du paysage, à défaut de celui de la religion. Les lectures erratiques des grands noms de la philosophie allemande n’ont fait qu’accentuer l’hésitation du futur artiste quant à ses véritables motivations professionnelles. Les deux ouvrages montrent les limites et l’obsolescence de la notion de vocation, que l’on sent plus liée, quand elle émerge, à la prégnance d’une éducation autoritaire et à la pression sociale environnante qu’à une espèce d’injonction irrépressible tombée du ciel. La vocation de Bas pour les beaux-arts, s’il en a jamais eu une, semble plus accidentelle que portée par une véritable nécessité intérieure. Il s’ennuie à l’école des beaux-arts d’Amsterdam, dans cette petite ville dont il a rapidement entrevu les limites : « on fait vite le tour d’Amsterdam. Alors même que c’est la ville la plus grande que tu aies jusque-là connue, toi aussi tu en fais rapidement le tour, comme tout le monde tu dis qu’après quelques semaines, c’est minuscule2 », préférant finalement se réfugier dans sa chambre, où il sait que cela lui évitera « de revenir toujours aux mêmes places, devant les mêmes canaux, boire les mêmes bières et croiser sans cesse les mêmes personnes3. »

Rarement la question de la vocation et de la destinée qui en découle n’aura été abordée avec autant de finesse et de précautions que dans ces deux ouvrages de Thomas Giraud, plus particulièrement dans le dernier. Si nous n’avons pas affaire à une étude psychologique clinique – que l’auteur évite consciencieusement –, la relation au père sourd constamment d’un ouvrage où la fiction pure n’intervient que dans les moments qui n’ont fait l’objet d’aucun archivage, photographique ou autre. Et pour cause : l’auteur s’est laissé emporter par le vent des hypothèses concernant les occupations auxquelles l’artiste aurait bien pu s’adonner au cours de cet ultime voyage. Car le bateau de Bas Jan Ader, l’Ocean Wave, n’a jamais pu livrer les secrets qu’une analyse scientifique contemporaine aurait pu nous fournir. Ce dernier, de manière tout aussi mystérieuse que son propriétaire, a disparu au lendemain de sa découverte aux large des côtes de la Galice, dérobé par on ne sait quel admirateur de l’artiste –  ou, comme le suppose à nouveau l’auteur, par un quelconque pêcheur ibérique, convaincu que la coquille de noix aux couleurs de l’Espagne ne saurait avoir d’autre destination que celle de la flottille des bateaux de pêche à laquelle il devait tout naturellement appartenir4

Thomas Giraud n’impose aucune lecture pour un final aussi extraordinaire et mythique que celui de Bas Jan Ader. L’auteur se contente de remplir les vides d’une biographie à trous en imaginant quelles pensées ont pu occuper l’esprit de l’artiste alors qu’il se trouvait seul au milieu de l’océan. Peut-être spéculait-il sur ses chances de franchir l’obstacle Atlantique ou se laissait-il lentement sombrer dans la mer ogresque sur son micro Titanic, n’ayant rencontré d’autre iceberg que la pente d’une disparition programmée…

L’œuvre résolument précurseuse de Bas Jan Ader demeure aujourd’hui d’une parfaite actualité. Au-delà de la dimension romantique qui l’entoure, sa pratique est empreinte d’une détermination qui est celle de l’abandon de tout académisme et du refus concomitant de la production de quelqu’objet que ce soit, rétinien ou autre, pour se consacrer essentiellement à une pratique de la performance – qui deviendra sa marque de fabrique, à l’instar de ce célèbre plongeon à vélo dans les canaux d’Amsterdam. Cette série de chutes qu’il exécutera dans les environ de la capitale batave exprime le désir de tout sacrifier à l’instant, de vivre pleinement ce moment où tout bascule, juste avant que la chute ne devienne inéluctable, moment que l’auteur a parfaitement saisi : « La chute finale t’intéresse moins que le moment où on perd pied, le processus, le passage du haut vers le bas… Ce qui compte c’est de montrer comment quelqu’un tombe, la manière dont on passe du déséquilibre au basculement, ces quelques grammes qui équilibraient tout le corps sur une ligne très fine et entraînent, t’entraînent, à présent vers le sol5 ».

Les « chutes » de Bas jan Ader, quelques extraordinaires qu’elles soient, ne font cependant pas exception dans cette deuxième moitié du XXe siècle. Elles semblent correspondre à une forte tendance dans les arts de l’époque, peut-être initiée par celle d’Yves Klein qui, le premier, prend son envol dans les airs avant de retomber de plus belle. Mais la chute du Niçois n’en est pas vraiment une. L’artiste, pour son célèbre saut, est saisi dans la position dite « de l’ange », s’élevant plus qu’il ne retombe ; lorsque les chutes de Bas témoignent, elles, d’un rapprochement inéluctable avec le sol. Par ailleurs, ce ne sont pas les rêves d’immatérialité qui animent le Hollandais mais plutôt le tribut payé à cette gravité, qui toujours nous ramène à terre, ou, à défaut, dans un canal ou une rivière pour atténuer le choc avec la surface.

C’est plus aux artistes américains que Bas Jan Ader sera associé. L’on comprend vite qu’il ne s’éternise pas dans la capitale batave, où ses tentatives – on l’imagine – doivent soulever plus d’incompréhensions et de moqueries que de véritable enthousiasme. C’est donc la Californie des Chris Burden, Baldessari, Ger Van Elk, et de son infiniment plus énergétique scène que celle des austères Pays-Bas qu’il rejoindra6. Mais ce qui caractérise le travail du Hollandais, à la différence de tous ces adeptes de la chute, c’est que ce dernier ne semble suivre qu’une seule pente, qui le mènera à son ultime éclipse. Un Chris Burden, pour ne citer que le plus célèbre d’entre eux, multiplie quant à lui les mises en danger de son intégrité corporelle – la chute ne représentant qu’une forme parmi d’autres d’atteintes à cette dernière. À la différence de cet artiste, qui affectionne le sensationnel7, les embardées de Bas Jan Ader se font dans un relatif isolement. Si aucun public n’est jamais convoqué pour l’occasion, précaution est toutefois prise de documenter ces dernières par voie filmique ou photographique, pour, comme le dit Thomas Giraud : « s’éloigner de la brillance du réel éphémère, pour la pérennité de l’impossible à reproduire, et le relief du flou8 ». La « dernière chute » de Bas Jan Ader – si l’on peut la considérer comme telle –, ayant bénéficié de si peu de public que l’on est encore à se demander s’il a vraiment disparu en mer…


  1. Avec Bas Jan Ader, page 81.
  2. op. cit., page 87.
  3. op. cit., page 88.
  4. L’Ocean Wave était bizarrement peint aux couleurs rouge et or de l’Espagne.
  5. op. cit., page 150
  6. Encore qu’un autre artiste hollandais remarquable, à peu près à la même époque, aurait pu faire équipe et le rejoindre dans ses expérimentations, il s’agit de Stanley Brouwn.
  7. voir notamment Kunst Kick de Chris Burden (1974), où ce dernier profite de la caisse de résonance exceptionnelle que représente la foire de Bâle pour exécuter une chute dans les escaliers de la Mustermesse.
  8. op. cit., page 120.

Images tirées de l’ouvrage paru aux éditions / Images of the book published by La Contre Allée, 2021. Photos : Philippe Munda

  • Publié dans le numéro : 98
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