Pamela Rosenkranz

par Aude Launay

Après « Our Sun1 » il y a déjà cinq ans, qui avait pu être interprétée2 comme un éloge de la surface, Pamela Rosenkranz revient à Venise avec « Our Product3 », une exposition pour le moins atmosphérique qui est pourtant aussi une image forte. Bien que cette installation soit principalement composée de lumière, de couleurs, de sons et d’odeurs, il ne s’agit absolument pas d’une œuvre dématérialisée. Les quelque deux cent quarante mille litres de « produit » contenus dans le grand bassin en lequel a été changée la salle principale du pavillon suisse impressionnent. Ce monochrome « vivant », vaste étendue d’un liquide à la couleur moyenne de la peau des personnes originaires d’Europe centrale, est artificiellement agité de vaguelettes et agrémenté d’un bruit d’eau factice numériquement généré en temps réel. Il atteste la poursuite par la Suissesse de son exploration de l’identité4 en une dialectique réaffirmée entre surface et profondeur, naturel et synthétique, figurée ici par des oppositions simples — lumière du jour et électrique, rose et vert — mais dont les éléments coexistent et s’interpénètrent par endroits comme pour signaler la possible caducité d’une telle binarité. Manière aussi peut-être d’aborder les questions classiques de caractérisation des monochromes en peinture et de leur classification sous les deux grandes bannières a priori irréconciliables du matérialisme autotélique et du spiritualisme mystique. L’expérience en est ici physique tout autant qu’intellectuelle, renvoyant dos à dos ces considérations pour le moins archaïques afin de mieux évoquer le double mouvement de dissolution et de résistance du moi dans et face à l’œuvre.

« Aucune créature ne peut vivre à 1’intérieur des limites de son enveloppe cutanée : ses organes sous-cutanés sont des liens avec l’environnement au-delà de son enveloppe corporelle […] La vie et le destin d’un être vivant sont liés à ses échanges avec son environnement, des échanges qui ne sont pas externes mais très intimes.5 »

Pamela Rosenkranz Our Product, 2015. Photo: Aude Launay.

Our Product étend le multi-média par-delà les limites dans lesquelles nous l’entendons habituellement, à savoir que l’installation ne ressortit pas simplement aux catégories auxquelles nous sommes accoutumés, aussi ouvertes soient-elles — et l’on pense alors évidemment en premier lieu à des œuvres de James Turrel (oscillant entre le Veil via le mélange de lumière naturelle et artificielle, le Ganzfeld pour l’immersion dans la couleur, la figure du tunnel semblant confirmer la citation) mais aussi, par exemple, à la rétrospective parisienne de Rirkrit Tiravanija6 dont les scripts récités par des conférenciers et des comédiens, ou encore diffusés dans l’espace, « incarnaient » les œuvres qui n’étaient pas physiquement présentes dans l’exposition, sans oublier Yves Klein, référence récurrente dans le travail de Rosenkranz. Ajoutant en effet à l’expérience physique sollicitant déjà la vue, l’odorat, l’ouïe, et presque le toucher par la sensation immersive qu’elle suscite, Our Product, par son titre même, inclut celui qui y pénètre au cœur d’un concept totalisant. Jouant de l’ambiguïté que recèle parfois la littéralité, Our Product, c’est à la fois « notre produit », du point de vue de tout un chacun, pour autant qu’il soit humain, mais aussi, du point de vue de ses producteurs, celui qui est présenté lors de ce lancement événementiel dont la biennale fait office. L’on peut effectivement parler ici de producteurs car Pamela Rosenkranz, pour sa conception, s’est entourée de spécialistes dans divers domaines dont les parfumeurs Dominique Ropion et Frédéric Malle, le philosophe Robin Mackay… La « stratégie produit » est aussi très poussée, allant même jusqu’à la diffusion d’hormones et de bactéries dans le système d’aération du pavillon pour en optimiser la réception.

Pamela Rosenkranz, Our Product, 2015. Vue de l’installation au pavillon suisse de la 56e biennale de Venise, commissariat : Susanne Pfeffer. Photo : Marc Asekhame.

L’on aura tendance à penser de prime abord que les mots ont pour utilité de rendre le réel plus intelligible. Cependant, et plus particulièrement depuis la fin des années cinquante et les premières incursions du marketing dans la vie quotidienne de ceux que l’on dénomme désormais les « cibles », les mots peuvent aussi, au contraire, être utilisés à des fins d’obscurcissement de ce même réel, notamment dans les domaines technologique et cosmétique (nous nous garderons d’aborder ici le domaine politique qui nous éloigne un tant soit peu de notre sujet, bien qu’il soit plus que riche en exemples adéquats). L’abondance d’appellations techniques et scientifiques dans le discours publicitaire — les AHA, la coenzyme Q10, les micelles, la molécule MG6P « source de bioénergie pré-activée qui booste la synthèse naturelle de collagène et d’élastine7 », mais aussi les smartphones « CPU Quad-Core, 1.9 GHz à écran Super AMOLED, 1920 x 1080 (FHD) avec une résolution de 13 MP8 » — procure au consommateur une sensation de sécurité : moins il comprend les termes utilisés pour le décrire et plus le produit lui semble fiable car à la pointe de la technologie. Tout en permettant à l’entreprise de se prévaloir d’une communication « transparente » quant à la composition de ses produits, cette mise en avant de termes qui ne ressortissent pas au langage commun est aussi une manière de noyer le quidam sous l’information, une information dont il n’a, en fin de compte, pas besoin. Et, bien que les gens aiment à s’approprier les mots savants et que, ainsi qu’aime à le décrire l’anthropologue Éric Chauvier, nous soyons « entrés dans l’ère du langage qualifié pour tous9 », le sens en reste bien souvent obscur. Le nomothète grec s’est reconverti dans le « naming » : désormais, lancer un produit c’est, avant toute chose, lancer son nom. Le tendance d’une adéquation la plus grande possible du nom à la chose en utilisant les caractéristiques techniques d’un produit pour le qualifier — un écran « plasma », une eau démaquillante « micellaire » — dépose sur l’objet un vernis de « vérité ».

Pamela Rosenkranz Our Product, 2015. Pages extraites du livret publié à l’occasion de l’exposition au pavillon suisse de la biennale de Venise 2015 / Pages from the booklet published on the occasion of « Our Product » at the Pavilion of Switzerland at the 56th International Art Exhibition – la Biennale di Venezia 2015. Design : NORM, Zurich.

Pamela Rosenkranz, Our Product, 2015. Page extraite du livret publié à l’occasion de l’exposition au pavillon suisse de la 56e biennale de Venise. Design : NORM, Zurich.

Un livret10 accompagne Our Product. Ses dix-huit pages offrent une description détaillée des composants supposés former Our Product. D’une très longue liste de termes aux consonances scientifiques et pharmaceutiques qui ouvre et ferme le document en sont donc extraits dix-huit : Neotene, Evoin, Bionin, Umbrotene, Albulis, Solood, Bactis, Refleine, Isolon, Necrion, Elemone, Imersa, Selentis, Vertinel, Holeana, Rilin, Carnaem et Melisone.

Les descriptifs des plus plausibles — « Brûlez le surplus. Rilin est un agent qui défie toute description. Il se bat pour nous sans relâche, chasse les agresseurs, élimine les composés organiques volatils qui ralentissent la circulation et restaure notre biome. C’est une sentinelle vigilante dont les agents actifs isolants repoussent sans cesse une large gamme de toxines bioaccumulatives. Une protection maximale pour un progrès optimal. » — aux plus nébuleux (rappelant néanmoins des publicités pour parfums) — « Melisone vous est aussi intime que votre propre nom ou que le nom secret de quelque chose d’encore plus proche de vous, un nom rayonnant qui ne peut qu’être murmuré. Il est en chacun de nous, nous en avons l’absolue certitude, mais nous avons parfois simplement besoin d’en entendre le son. L’on pourrait appeler cela un miracle. » — en passant par les plus troublants — « Carnaem est une bénédiction distillée du plus profond rhizome de la vie humaine. Isotonique au riche sérum ancestral d’hémoglobine qui répare et restructure, c’est l’unique choix pour cultiver la vitalité. C’est comme boire notre propre sang d’un autre temps, resté pur jusqu’au vingt-et-unième siècle, l’absorber c’est le devenir. Une augmentation de la puissance d’oxygénation qui jaillit au cœur. » — se succèdent, élaborant une définition relativement indistincte du produit. Ils semblent s’attacher à circonscrire une idée plus qu’un objet, une sorte de fonction vitale désincarnée, quoique pourvue d’une couleur à la fois transparente et rayonnante.

« surface goes deeper than we think »

« relieving us of the chemical burden of our existence »

« delivering boundless possibilities »

« to bring us back to a world before us »

Pamela Rosenkranz, Our Product, 2015. Vue de l’installation au pavillon suisse de la 56e biennale de Venise, commissariat : Susanne Pfeffer. Photo : Marc Asekhame.

Pamela Rosenkranz Our Product, 2015. Pages extraites du livret publié à l’occasion de l’exposition au pavillon suisse de la biennale de Venise 2015 / Pages from the booklet published on the occasion of « Our Product » at the Pavilion of Switzerland at the 56th International Art Exhibition – la Biennale di Venezia 2015. Design : NORM, Zurich.

Pamela Rosenkranz, Our Product, 2015. Page extraite du livret publié à l’occasion de l’exposition au pavillon suisse de la 56e biennale de Venise. Design : NORM, Zurich.

Ce texte poétique d’anticipation biologique extrêmement attirant et effrayant à la fois, écrit par l’artiste en collaboration avec Robin Mackay, évoque tout simplement le vivant mais en mieux. Ses promesses d’un idéal de pureté et de progrès sont issues des discours qui nous environnent au quotidien, qu’ils soient publicitaires, médicaux, politiques ou religieux… L’on y retrouve des bribes de slogans qui ont infiltré notre mémoire — notamment celui de l’eau minérale Fiji qui remémorera à ceux qui avaient pu voir « Our Sun » la petite bouteille de cette même marque remplie de silicone teinté chair (Firm Being, 2009) qui ponctuait avec nombre d’autres l’espace de cette exposition —, quelques lapalissades comme « parce que nous sommes la somme des substances qui nous font – et un peu plus », un écologisme parfois primaire, une religiosité non déguisée — « nous nous élevons tous dans la même direction », « l’absorber c’est le devenir » « L’on pourrait appeler cela un miracle ». C’est possiblement aussi ce qui nous reste en tête à la fin d’une journée, exposé que l’on est au tout langagier qui est dorénavant notre lot commun.

Qu’est-ce finalement que le produit ? Une sorte d’essence humaine matérialisée, un être liquide qui en appelle tant à la Panthalassa de l’Ère Primaire qu’aux manipulations génétiques à venir. Et toujours cette même question qui subsiste, par-delà l’épaisseur du temps : y-a-t-il une réalité translinguistique ou, autrement formulé, ce que nous entendons par « le monde » existe-t-il sans un sujet pour le nommer ?

SOCRATE

Voyons, Hermogène, penses-tu aussi que les êtres n’aient qu’une existence relative à l’individu qui les considère, suivant la proposition de Protagoras, que l’homme est la mesure de toutes choses ; de sorte que les objets ne soient pour toi et pour moi que ce qu’ils nous paraissent à chacun de nous individuellement ; ou bien te semble-t-il qu’ils aient en eux-mêmes une certaine réalité fixe et permanente?11

 

1 Du 30 oct 2009 au 6 mars 2010, Istituto Svizzero di Roma, Campo S. Agnese, Venise.

2 Salvatore Lacagnina, « The Courage of the Surface », in Our Sun, catalogue de l’exposition homonyme, Mousse Publishing, p.83-85 : « The thick weft of meanings, the tangle, it was said, of reverberations that links one work to the other, would require thorough descriptions, that involve politics it was said, philosophy, but also the history of the image (each work seems to consciously reactivate artistic languages from the recent past). But it is precisely in the freedom and ambiguity of the surface, if it is true that the content is provisional by definition, that the system activated by Pamela Rosenkranz finds its visual and cognitive completion. »

3 Pavillon suisse, 56e biennale de Venise, du 6 mai au 22 novembre 2015.

4 Cf. Aude Launay, « Des peintures et des hommes : Jason Loebs, Pamela Rosenkranz, Cheyney Thompson » in 02 n°71, automne 2014, p. 26 et, pour une approche plus approfondie, Robin Mackay, « No Core Dump », in Pamela Rosenkranz, No Core, JRP Ringier, 2012, p. 45-53.

5 John Dewey, L’art comme expérience (1931), Farrago, 2005 (traduction française), p.32.

6 Rirkrit Tiravanija, « Une rétrospective, (Tomorrow is another fine day) », musée d’Art Moderne de la Ville de Paris / ARC, du 10 février au 20 mars 2005.

7 Extrait d’un publi-communiqué paru dans ELLE, édition française, 27 mars 2015, p. 167.

8 Description du Samsung Galaxy S4 disponible sur le site web de la marque.

9 Éric Chauvier, Les mots sans les choses, Allia, 2014, p. 9. Cet essai ne porte pas sur l’appropriation par la population d’un vocabulaire issu du monde publicitaire mais plutôt issu des sciences humaines, c’est-à-dire sur une utilisation dans la conversation courante de termes supposés recouvrir des concepts que les locuteurs ne maîtrisent pas réellement, par exemple ceux de la psychanalyse comme « hystérique » ou « paranoïaque » ou de la sociologie comme « le fait religieux ».

10 Disponible sur www.ourproduct.net

11 Platon, Cratyle, in Œuvres complètes de Platon, Rey et Gravier, 1837, traduction française Victor Cousin, p.8.

Pamela Rosenkranz, Timbre suisse, 2015 / Swiss stamp designed by Pamela Rosenkranz, 2015. 33x28mm chaque/each.

Pamela Rosenkranz, Timbre suisse, 2015. 33x28mm chaque.


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