Mohamed Bourouissa

par Julie Portier

Il s’est fait connaître avec une série de photographies mettant en scène des jeunes de banlieue (Périphérique, 2007-2008), avant d’être repéré dans l’exposition « Dynasty » en 2010 avec Temps Mort (2009), vidéo réalisée avec un téléphone portable dans une cellule de prison, et Legend (2010), filmée avec des caméras cachées par des vendeurs de cigarettes à Barbès. Mohamed Bourouissa est maintenant représenté par la galerie Kamel Mennour et multiplie les expositions pendant que la somme des écrits à son sujet prend du volume, son travail fournissant parfois une exemplification d’un art contemporain investi dans la représentation de réalités sociales cachées derrière l’image-média. Mais si le point focal de son regard sur la société se situe aux marges de celle-ci, c’est le plus souvent le sujet qui vient à lui. À l’origine de « L’Utopie d’August Sander », présentée à la galerie Edouard Manet à Gennevilliers, il y avait un projet sur le travail mais la résidence en entreprise commence avec un plan de licenciement. Direction Pôle emploi et, une fois de plus, l’artiste traitera d’une réalité par ce qu’elle exclut. Une des appréhensions critiques de l’œuvre pourrait reposer la question de la représentation du réel en considérant comment il s’aborde le plus directement par son négatif, et le plus intimement par ses contours. Ce repositionnement qu’opère Bourouissa est à analyser à l’aune d’une réflexion sur les moyens d’une entreprise réaliste dont l’ambition est de « montrer les gens le mieux possible » dit-il, très soucieux des écueils qui guettent la prise en charge (par un scénario ou une entreprise) de l’image de l’Autre. En dépit de ses inquiétudes, cette œuvre a le mérite trop rare de déjouer les pièges tendus par le spectacle omnivore et l’instrumentalisation qui la répugnent, avec une témérité au sang-froid assumant les plantages qui lui permettent d’affiner sa stratégie.

 

Mohamed Bourouissa. “L’utopie d’August Sander”, galerie Edouard-Manet Gennevilliers 13.09 – 10-11.2012

Des photographies léchées, à la mise en scène hyper-millimétrée de la série Périphérique, à l’image turbulente de Legend, en passant par les vidéos très basse définition de Temps mort, l’appauvrissement de l’image dans l’œuvre de Bourouissa nous dit qu’elle hérite de la déconstruction critique de l’image et spécifiquement du médium cinématographique par ses aînés (Pierre Huyghe, Harun Faroki, Douglas Gordon). Il s’agit de contredire la véracité et l’éloquence présupposée de l’image photographique, et ce en allant justement sur le terrain où les médias ont le plus de prétention en ce sens. Dans les banlieues françaises qui flambaient au même moment sur les unes des journaux américains, Mohamed Bourouissa fait rejouer des scènes par des acteurs incarnant leur propre rôle. Mais l’actualité est révolue, l’information muette et le suspense glacé, même si la tension est palpable dans les regards en coin qui enferment des conflits aussi explosifs que la discrète « mimique » dans la fameuse photographie du même nom de Jeff Wall (Mimic, 1982). Comme chez le photographe américain, la dramaturgie en suspens promeut la qualité plastique de l’image, dont la composition savante adresse là aussi plusieurs clins d’œil à la peinture classique. En 2011, Mohamed Bourouissa exposait une autre série de photographies plasticiennes dans des caissons lumineux. Screen résulte d’un accident : un projet d’installation composée d’un mur de téléviseurs retrouvés méthodiquement saccagés après une nuit dehors. Surinterprétant un sabotage infantile en acte contestataire, la photographie iconise l’éventrement de la machine à simulacre, la transpose dans un autre dispositif où l’image recouvre son pouvoir de séduction rétinienne – avec la robustesse d’un virus mutant – auprès de nouveaux destinataires privilégiés : les visiteurs de la galerie d’art.

Si Bourouissa ne croit pas au pouvoir des images à révéler le réel, les dispositifs d’enregistrement qu’il met en place ont pour premier dessein de permuter le point de vue de l’image médiatique et d’en contredire les codes. Ce qui donne toutefois lieu à une expérience inédite quand la caméra subjective de Legend nous fait ressentir la brutalité du travail quotidien du vendeur à la sauvette. Le projet de Legend est à l’origine parfaitement conceptuel : retourner la caméra en faisant du sujet désigné par l’image média le chef opérateur d’une image artistique, et savoir si cette image nous en apprend davantage sur la condition du vendeur est presque une question annexe. L’installation vidéo Boloss (2011), double projection montrant d’un côté une partie de poker et de l’autre son commentaire par les joueurs, opère un autre renversement du pouvoir médiatique : alors que le dispositif mime l’adjonction didactique du commentaire à l’image, le milieu d’initiés reste impénétrable, autant que le langage des commentateurs échappe à une partie du public. À l’inverse du reportage de journal télévisé, c’est ici le sujet qui dicte le format et les codes narratifs, depuis l’intérieur.

L’accès au réel est donc différé par la réduction de l’information délivrée par l’image, trop petite, de mauvaise qualité, ou trop énigmatique. Une manière aussi de s’en remettre au hors-champ qui est chargé chez Bourouissa d’une intensité particulière ; il se peut même que sa poétique ait à voir avec ce qui reste hors du cadre, car trop personnel, trop émotif, trop complexe. Cette poétique fait la plus éclairante démonstration de son efficacité avec des moyens simplifiés dans la vidéo 28.08.08 (2011) où l’on assiste à l’empilement de photographies amateurs éjectées une à une par une imprimante, avec un bruit mécanique strident. Le montage rudimentaire et automatique permet de raconter le déploiement sur les gradins d’un stade de foot d’une banderole en hommage à deux supporters de l’OM tués dans un accident de bus.

 

La production d’images n’a pas pour objectif de dévoiler une réalité : les images de Bourouissa sont, en quelque sorte, toujours voilées mais elles sont partie prenante dans l’élaboration d’un mode de narration et, en amont, d’un moyen de produire une situation d’échange avec le sujet. Temps mort en est la meilleure illustration, préférant à des images volées de l’environnement carcéral, celles en plan très rapproché décrivant les objets et les actions du quotidien dans la cellule, montées avec d’autres, filmées par l’artiste dans son appartement. L’aridité du langage « texto » et la pauvreté des images donnent là encore une intensité au hors-champ, dans lequel se situent l’incommunicabilité du sentiment d’enfermement mais aussi la construction d’une amitié singulière. La vidéo raconte en creux un deal d’intimité, parfaitement équitable (l’artiste filme son quotidien du côté « libre ») monnayé par des recharges de forfait de téléphone, car tout travail, comme la participation à une œuvre, mérite salaire. Aussi s’agit-il toujours de trouver un moyen d’offrir quelque chose de sensé contre la participation au projet artistique, comme un buffet chaud pour les cameramen de Legend. Cette économie officialise la place des participants à l’œuvre, dans laquelle le déplacement de l’auteur ne se contente pas d’une énonciation théorique. À l’image d’autres artistes de sa génération, citons par exemple Bertille Bak, la « poésie ethnographique » – telle que tentait de la diagnostiquer en ces termes Okwui Enwezor dans son édition de la Triennale – s’opère au-delà de la part visible de l’œuvre, dans la création d’une situation de création collective. C’est à cet endroit que s’envisage la conversion de la condition des « peuples figurants », dont Georges Didi-Huberman retrace l’histoire dans son dernier livre1, en acteurs de leur représentation. C’est une question éminemment politique, avivée par la surexposition médiatique des populations marginales autant que par la multiplication des honneurs muséaux adressés aux cultures extra-occidentales en Europe et en Amérique du Nord.

Mohamed Bourouissa. “L’utopie d’August Sander”, galerie Edouard-Manet Gennevilliers, 2012. Courtesy de l’artiste et galerie Kamel Mennour.

 

Le paradoxe inhérent à la prise en charge par un tiers nécessairement autoritaire de la visibilité d’un groupe d’individus se traduit, dans l’exposition de Gennevilliers, par l’austérité de l’ambiance qui règne dans l’espace d’exposition utilisé comme une unité de production et de stockage, entre le laboratoire clandestin et la cave de contrebande. Quelques mètres plus loin, l’artiste recrute à la sortie des bureaux de Pôle emploi des volontaires qui accepteraient de devenir « un monument ». Leur image scannée dans un camion aménagé en studio est directement transmise à une imprimante 3D qui produit sous nos yeux des statuettes en résine à l’effigie des inconnus. Leur prénom figure sur un tableau, suivi de la date et de la durée de fabrication. Le protocole suggère qu’à l’ère de la numérisation systématique du vivant, le portrait ne peut plus être que numérisé, le modèle modélisé, la sculpture mécanisée, la statuaire en matière synthétique, le mémorial sous forme de tableau excel, et le monument miniaturisé et indifférencié. Comment peut-il en être autrement dans une société où chaque étape de la vie nécessite un formulaire (de la naissance à la mort), où l’organisation des soins et de l’aide aux personnes indexent nécessairement ces dernières d’un numéro temporaire décliné avant leur identité ?

Ce qu’il faut remarquer, c’est qu’ici l’œuvre se met en danger, se précarise, à deux endroits : dans l’espace d’exposition dont la fonction est pervertie, et dans la rue où le travail artistique se confronte une première fois à l’incompréhension des modèles rapportée sans compromis dans un Livre des refus. Exemple : « Je suis choquée ! Je trouve cela hyper violent ! Cet artiste il doit avoir des subventions monstres alors que les gens ici ils ont pas d’argent ! Vous utilisez ces personnes et eux ça ne leur apporte rien ! ». En bout de chaîne, l’étape de la vente – filmée en caméra cachée – chamboule sévèrement les critères d’évaluation marchande de l’œuvre. Par des efforts de promotion (« Pièce unique messieurs dames ! ») et de médiation (il est équipé d’un petit chariot contenant une documentation) l’artiste tente d’échanger la marchandise, sur laquelle il n’y a aucune tromperie, contre deux euros ! La subversion radicale du marché de l’art n’est, chez Bourouissa, et dans ce cas précis, qu’une raison logique du projet, et c’est en cela que c’est un coup de maître. À la galerie Kamel Mennour, les collectionneurs ne se voient proposer aucune des statuettes, réservées à la vente à la sauvette, mais peuvent mettre le prix sur les pièces déclassées de la chaîne de production pour leur malfaçon.

1 Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants. L’œil de l’histoire 4, Paris, Éditions de Minuit, 2012.

 

Mohamed Bourouissa came to notice with a series of photographs presenting young people from the suburbs (Périphérique, 2007-2008), before being singled out in the exhibition Dynasty in 2010 with Temps Mort (2009), a video made with a mobile phone in a prison cell, and Legend (2010), filmed with hidden cameras by cigarette vendors in the Barbès neighbourhood in Paris. He is now represented Kamel Mennour (Paris) and has stepped up the number of his exhibitions, while the sum of writings about him has become quite voluminous; at times, his work provides a fine example of a form of contemporary art that is involved with the representation of social realities hidden behind the media image. But if the focal point of the way he looks at society is situated on society’s sidelines, it is usually the subject that comes to him. At the origin of “L’Utopie d’August Sander”, held at the Edouard Manet gallery in Gennevilliers, there was a project about work, but the business residence started with a plan of dismissal. Off to the Employment Office and, once more, the artist would deal with a reality by what it excluded. One of the critical understandings of the œuvre might be based on the issue of representing reality by considering how it can be most directly broached through its negative, and most intimately through its outlines. This repositioning undertaken by Bourouissa can be analyzed by the yardstick of a line of thinking about the means of a realistic business whose ambition is to “show people in the best possible way”, he says, very concerned as he is with the pitfalls lying in wait for the responsibility (through a screenplay or a business) for the image of the Other. In spite of his anxieties, this work has the merit, too rare, of thwarting the traps prepared by the omnivorous spectacle and the exploitation which disgust it, with a boldness, spiced with sang-froid, assuming the mistakes which help him to hone his strategy.

From the highly polished photographs, with their extremely precise presentation, in the Périphérique series, to the turbulent imagery of Legend, by way of the very low definition videos of Temps mort, the impoverishment of the picture in Bourouissa’s work tells us that it is heir to the critical deconstruction of the image and specifically of the cinematographic medium through his elders (Pierre Huyghe, Harun Faroki, Douglas Gordon). It is a question of contradicting the truthfulness and the presupposed eloquence of the photographic image, and this, it just so happens, by going onto the terrain where the media have the most pretentiousness in this sense. In the French suburbs which were flaring up and at the same moment flashed in the headlines of American newspapers, Mohamed Bourouissa re-enacts scenes by actors incarnating their own roles. But the latest news is bygone, the news mute and the suspense frozen, even if the tension is palpable in the eyes looking askance, which enclose conflicts as explosive as the discreet “mimic” in the famous photograph of the same name by Jeff Wall (1982). As with the American photographer, the drama in midair promotes the visual quality of the image, whose shrewd composition here makes several allusions to classical painting. In 2011, Mohamed Bourouissa exhibited another series of plastic photographs in light boxes. Screen is the result of an accident: an installation project made up of a wall of television sets found methodically vandalized after a night outside. By over-interpreting a childish act of sabotage as an act of protest, the photograph iconizes the gutting of the simulacrum machine, transposing it into another arrangement where the image retrieves its power of retinal seduction—with all the toughness of a mutant virus—among new favoured recipients: art gallery visitors.

Bourouissa may not believe in the power of imagery to reveal reality, but the prime purpose of the recording systems he sets up is to alter the viewpoint of the media image and contradict its codes. Which nevertheless gives rise to a novel experience when the subjective camera of Legend makes us feel the brutality of the everyday work of the street peddler. At the outset, the Legend project was thoroughly conceptual: turning the camera around by making the subject designated by the media image the cameraman of an artistic image, and knowing whether that image teaches us more about the peddler’s condition is almost a subsidiary matter. The video installation Boloss (2011), a double projection showing, on the one hand, a poker game and, on the other, comments about the game by the players, makes another reversal of media power: while the system imitates the didactic addition of the commentary to the image, the circle of initiates remains impenetrable, just as the language of the people commenting eludes part of the public. Unlike the TV news report, here it is the subject which dictates the format and the narrative codes, from within. So access to reality is deferred by the reduction of the information delivered by the image, which is too small, of poor quality, or too enigmatic. This is also a way of getting off-screen, which is loaded in Bourouissa’s work with a special intensity; it may even be that his poetics has to do with what remains outside the screen, because it is too personal, too emotional, and too complex. This poetics makes the most enlightening demonstration of its effectiveness with simplified means in the video 28.08.08 (2011), where we see a heap of amateur photographs being ejected one by one by a printer, with a shrill mechanical noise. The rudimentary and automatic editing makes it possible to recount the unfurling on the tiers of a football stadium of a banner paying tribute to two Marseille (OM) supporters killed in a bus accident.

The goal of image production is not to unveil a reality: Bourouissa’s images are, in a way, always veiled, but they are part and parcel of the elaboration of a method of narration and, behind this, of a means of producing a situation of exchange with the subject. Temps mort is the best illustration of this, preferring, over fleeting images of the prison environment, those taken very close-up describing the objects and actions of everyday life in the cell, shown with others, filmed by the artist in his apartment. The dryness of the text-message language and the poor nature of the images here again lend an intensity to the off-screen, in which are situated the incommunicability of the feeling of confinement, but also the construction of a special friendship. The video recounts, in the negative, a deal of intimacy, which is perfectly fair (the artist films his daily round on the “free” side), exchanged by telephone reloads, for all work, like any participation in a work, deserves to be paid for. So what is still involved is finding a way of offering something which means something in exchange for participation in the art project, like a hot buffet for the Legend cameramen. This economy officializes the place of those participating in the work, in which the author’s movement is not limited to a theoretical declaration. Like other artists of his generation—let us mention Bertille Bak, for example—“ethnographic poetry”, as Okwui Enwezor attempted to diagnose it in these terms in his edition of the Paris Triennial, functions beyond the visible part of the work, in the creation of a situation of collective creation. It is here that we can envisage the conversion of the “walk-on peoples”, whose history is retraced by Georges Didi-Huberman in his latest book,1 into actors of their performance. This is an egregiously political issue, rekindled by the over-exposure by the media of marginal populations as much as by the multiplication of museum honours addressed to extra-occidental cultures, in Europe and in North America.

The paradox inherent in the assumption by a perforce authoritarian third party of the visibility of a group of individuals is conveyed, in the Gennevilliers show, by the austerity of the atmosphere which reigns in the exhibition venue used as a production and storage unit, somewhere between the illegal laboratory and the cell full of contraband. A few yards further on, at the exit of the Employment Bureau offices, the artist recruits volunteers who would agree to become “a monument”. Their scanned image in a truck equipped as a studio is directly transmitted to a 3D printer which, before our eyes, produces resin statuettes just like the strangers. Their first name features on a board, followed by the date and the period of manufacture. The procedure suggests that, in the age of the systematic digitization of the living, the portrait can no longer be anything but digitized, the model modelled, the sculpture mechanized, statuary made of synthetic matter, the memorial in the form of an Excel board, and the monument miniaturized and undifferentiated. How can it be otherwise in a society where each stage of life calls for a form (from birth to death), where the organization of care and assistance for people perforce indexes these latter with a temporary number composed before their identity?

What is noteworthy is that, here, the work puts itself in danger, and makes itself precarious, in two places: in the exhibition space whose function is corrupted, and in the street where the art work confronts, for the first time, the lack of understanding of the models uncompromisingly recorded in a Livre des refus. Example: “I’m shocked! I find it incredibly violent! This artist must get huge grants while the people here have no money! You’re using these people and they get nothing for it!” At the end of the line, the stage of the sale–filmed with a hidden camera—sorely upsets the criteria of the work’s commercial appraisal. Through efforts at promotion (“A one-off piece, ladies and gentlemen!”) and mediation (walking with a small trolley containing documentation), the artist tries to exchange the goods, where there is no cheating, for two euros! The radical subversion of the art market, with Bourouissa, and in this precise case, is just a logical reason for the project, and it is as such that it is a masterly turn. At Kamel Mennour gallery, collectors are not offered any of the statuettes, which are reserved for illicit hawking, but they can put a price on the pieces in the production line downgraded for being defective.

1 Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants. L’œil de l’histoire 4, Paris, Éditions de Minuit, 2012.

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