Mark Hagen

par Aude Launay

dossier los angeles

Mark Hagen, « Black Swamp », Almine Rech Bruxelles, 14.03_10.04 2013

L’impossibilité temporelle est au cœur du travail de Mark Hagen. Que ce soit par son usage de matériaux instables ou sa pratique de l’anachronisme, il provoque le hasard tout en le contredisant et aime à réfuter les chronologies en en modifiant l’ordonnancement. Et ce jusque dans les titres dont il pare ses œuvres qui, pour la plupart, s’ouvrent sur un « To Be Titled » complété d’une catégorisation sommaire entre parenthèses. De même, sa première exposition personnelle en France à la galerie Almine Rech [1] s’intitulait : « TBA de nouveau », « TBA » pour « To Be Announced », ce qui, suivi de « de nouveau », frôlait l’illogisme en nous plaçant dans une situation d’attente cyclique de quelque chose d’indéterminé puisqu’aucune information concernant le contenu de ce qu’il restait à déterminer ne filtrait à travers l’ensemble de mots. Néanmoins, ce titre n’était pas réellement insensé puisque « TBA de nouveau » était une reconfiguration des pièces déjà présentées dans les expositions précédentes intitulées « TBA » [2] et « TBAA » [3] (To Be Announced Again). Il y a en effet dans les œuvres de l’Angeleno, et principalement dans ses sculptures, une dimension d’impermanence due aux structures modulables et aux éléments recyclables qui les composent.

Les séries d’œuvres qui nous intéressent ici trouvent pour partie leur origine dans une visite de l’artiste au Louvre, et notamment dans un display de microlithes néandertaliennes qui l’a ensuite inspiré pour Success in Every Direction (2007), un assemblage concentrique de lamelles d’obsidienne sur un panneau de bois blanc. L’obsidienne, qu’il a appris à tailler pour l’occasion, est une roche volcanique vitreuse extrêmement dure, de couleur sombre mais translucide. Elle est actuellement utilisée en chirurgie cardiaque et oculaire car son tranchant est plus fin que celui des scalpels d’acier mais elle est aussi très prisée des lithothérapeutes qui lui attribuent de nombreux pouvoirs mystiques.
Plus récemment, Mark Hagen a réalisé une série de Subtractive Sculptures pour lesquelles il utilise une structure modulaire d’aluminium et d’acier qui tient autant des cerfs-volants tétraédriques de Graham Bell que des dômes géodésiques de Richard Buckminster Fuller et du principe de désorientation de Constant Nieuwenhuys et sur laquelle il accroche des plaques d’obsidienne polie. Il faut savoir que la composition chimique de l’obsidienne est faite d’unités structurales formées de tétraèdres pour comprendre le rapport entre les « miroirs noirs » qu’en fait Hagen et leur support. Il est à remarquer ici – et sans vouloir énoncer quelque lapalissade de l’histoire de la sculpture – que le support, par sa modularité, ne se donne pas comme socle mais bien comme un élément constitutif de l’œuvre au même titre que les pierres.
Des compositions de pointes d’obsidienne disposées sur panneaux ou sur toile évoquant autant les classifications scientifiques des archéologues que les collections plus folkloriques de pointes de flèches indiennes et autres artefacts désormais récupérés par l’industrie touristique aux displays plus ou moins géométrisés sur châssis d’aluminium – comme To Be Titled (Subtractive and Additive Sculpture #12), 2012 – se déploient des thèmes philosophiques très classiques, tels que la place de l’homme dans le temps et dans l’espace, sous une forme de remise en question perpétuelle de par, une fois encore, la totale modularité du support comme des pierres et donc leurs multiples possibilités de mise en forme.

dossier los angeles

Mark Hagen Vue de l’exposition / Installation view : « Made in LA » 2012, Hammer Museum, Los Angeles.

Les œuvres qui ont le plus fait remarquer le travail de Mark Hagen ces temps derniers, que ce soit lors de Made In LA au Hammer Museum [4] ou lors de la dernière édition d’Art Basel Miami Beach [5], font partie de sa série des Additive Sculptures. Il s’agit d’assemblages d’éléments de ciment moulés d’après des emballages d’objets de consommation courante enfilés sur des armatures d’acier sous forme soit de colonne simple (stack) soit de mur ajouré (screen). De loin, ces agencements évoquent quelque architecture précolombienne, par l’alternance des formes géométriques basiques et semblant gravées de motifs mystérieux. De près, reconnaissant des bribes de motifs des bouteilles plastiques moulées, l’on pense plus à une sorte de fossilisation des résidus de l’industrie contemporaine en un vestige du présent. Ce qui trouble ici, c’est que ces formes ne semblent pas spécifiquement datées, elles pourraient presque même, ainsi que le fait remarquer l’artiste, provenir du futur.

Ou, comme le disait Frank Stella :

« …il s’agit toujours d’éléments structurels. Les problèmes ne sont vraiment pas différents. Je dois toujours composer une image et si vous produisez un objet, vous devez en organiser la structure. Je ne pense absolument pas que notre travail soit radical parce qu’on ne découvre jamais de nouveaux éléments structurels. » [6]

La continuité des formes au travers de l’histoire, leur répertoire relativement limité sont parmi les grandes questions qui fascinent Hagen qui se plaît aussi à rappeler que les Égyptiens utilisaient déjà une sorte de ciment plus de deux mille ans avant notre ère.
De taille très variable, les screens reprennent néanmoins généralement les dimensions standards des matériaux de construction courants, par exemple celles des plaques de placoplâtre des cimaises des galeries, en un rapport d’homothétie avec le lieu où ils prennent place. Puisqu’ils sont modulables eux aussi, leur verticalité est sans cesse contrariée par la possibilité de leur reconfiguration, l’affirmation de leur érection se heurte à cette hésitation sous-entendue par leur mode d’assemblage. La question qu’ils soulèvent de la contingence de l’œuvre par rapport à son contexte d’inscription fait écho à celle de l’intervention du hasard dans la production que l’on retrouve dans les Additive Paintings. Revenu à la peinture — délaissée le temps de ses études à CalArts auprès de Michael Asher et Douglas Huebler, entre autres — en 2004 parce qu’elle lui semblait anachronique et suffisamment impopulaire alors pour être digne d’intérêt, Mark Hagen s’est appuyé sur une découverte accidentelle pour en choisir le support. En effet, après avoir observé la décoloration de sacs de toile de jute restés longtemps dehors, il choisit d’utiliser ce textile dont il laissera de grandes toiles pliées et empilées dans son jardin pendant quelques mois avant d’en faire son subjectile. Chaque strate de toile laisse une empreinte sur celle du dessous à la manière d’un photogramme créant ainsi un réseau de liens entre les peintures à venir. Il procède ensuite presque à l’inverse d’un peintre « classique » en appliquant de la peinture acrylique blanche (pour extérieur) en couches successives de manière à ce qu’elle transperce la toile installée à l’horizontale. Lorsqu’il relève la toile et la décolle de la bâche sur laquelle elle était posée, les plis du plastique semblent gravés dans la peinture qui est comme moulée. Ils s’ajoutent aux traces aléatoires de décoloration de la toile et aux motifs géométriques simples, déduits de la toile elle-même, à partir de la division de ses dimensions.

dossier los angeles

Mark Hagen To Be Titled (Additive Painting #76), 2011. Courtesy the artist, Almine Rech Gallery Paris/Brussels.

Le corpus d’œuvres que développe Mark Hagen oscille ainsi entre ordre et chaos, intentionalité et hasard, s’inspirant des métaphysiques non ethnocentrées comme des découvertes astronomiques les plus récentes mais aussi de la conception non linéraire de l’Histoire développée notamment par Manuel De Landa [7]. Il vient d’ailleurs de publier un livre d’artiste intitulé 2013?: A Doomsday Day Planner sous la forme d’un agenda agrémenté de plus de cent cinquante prédictions historiques de la fin de monde, ce qui m’invite à laisser le mot de la fin au titre d’une de ses sculptures : We have seen the future and we are not going.

  1. À la galerie Almine Rech, Paris, du 13 janvier au 23 février 2012.
  2. À la galerie China Art Objects, Los Angeles, du 21 mai au 25 juin 2011.
  3. À la galerie Marta Cervera, Madrid, du 15 septembre au 12 novembre 2011.
  4. Made in LA, la première biennale de Los Angeles organisée par le Hammer Museum en collaboration avec LAXART, au Hammer, à LAXART et à Barnsdall Park du 2 juin au 2 septembre 2012, commissariat : Anne Ellegood, Ali Subotnick, Lauri Firstenberg, Cesar Garcia et Malik Gaines.
  5. To be Titled (Additive Sculpture, Miami Screen), 2012, présenté par la galerie Almine Rech lors d’Art Basel Miami dans la section art public au Bass Museum, commissariat : Christine Y. Kim.
  6. Minimal Art, A Critical Anthology, sous la direction de Gregory Battcock, Berkeley, University of California Press, 1995, p. 180.
  7. Manuel De Landa, A Thousand Years of Nonlinear History, New York, Zone Books, 1997.

Mark Hagen

Mark Hagen, « Black Swamp », Almine Rech Bruxelles, 14.03_10.04 2013

Temporal impossibility lies at the heart of Mark Hagen’s work. Be it through his use of unstable materials or his praxis involving anachronism, he provokes chance while at the same time contradicting it, and is fond of refuting chronologies by altering their order. And this applies even in the titles he gives to his works which, for the most part, open with a “To Be Titled” completed by a brief categorization in brackets. Similarly, his first solo show in France at the Almine Rech gallery [1] was titled: “TBA de nouveau”, with TBA standing for “To Be Announced”. Which, followed by “de nouveau”, verged on illogicality by putting us in a situation of cyclical expectation of something indeterminate, because no information about the content of what remained to be determined filtered through the set of words. Nevertheless, this title was not really nonsensical because “TBA de nouveau” was a reconfiguration of the pieces already shown in the earlier exhibitions titled “TBA” [2] and « TBAA » [3] (To Be Announced Again). In the works of this Los Angeles artist, and mainly in his sculptures, there is actually a dimension of impermanence resulting from the modulable structures and the recyclable elements which form them.

The series of works of interest to us here have some of their origin in a visit made by the artist to the Louvre, and in particular in a display of Neanderthal microliths which subsequently inspired him to produce Success in Every Direction a concentric assemblage of slivers of obsidian on a white wooden panel. Obsidian—which he learnt how to work for the occasion—is an extremely hard vitreous volcanic rock, with a dark but translucent colour. It is currently used in heart and eye surgery because its cutting edge is finer than that of steel scalpels, but it is also highly sought after by litho-therapists who attribute many mystical powers to it.
More recently, Mark Hagen produced a series of Subtractive Sculptures, for which he used a modular aluminium and steel structure which has as much to do with Graham Bell’s tetrahedral kites as with Buckminster Fuller’s geodesic domes and Constant Nieuwenhuys’s principle of disorientation, on which he affixes sheets of polished obsidian. It helps to know that the chemical composition of obsidian is made up of structural units formed by tetrahedra, in order to understand the relationship between the “black mirrors” which Hagen makes with it, and their support. It should be noted here—and without intending to utter some truism about the history of sculpture—that, through its modularity, the support is not presented like a stand, but rather like a component part of the work, just like the stones.
Compositions made of obsidian heads arranged on panels and canvas, conjuring up as much the scientific classifications of archaeologists as the more folkloric collections of Indian arrowheads and other artefacts now salvaged by the tourist industry in more or less geometric displays on aluminium stretchers – like To Be Titled (Subtractive and Additive Sculpture #12), 2012 – develop very classical philosophical themes, such as man’s place in time and space, in a kind of perpetual questioning by way of, once again, the total modularity of the support and of the stones, and hence the many different possible ways of giving them form.

dossier los angeles

Mark Hagen To be titled (Additive Sculpture, Screen #14), 2012. Bass museum, Miami. Courtesy the artist, Almine Rech Gallery Paris/Brussels.

The pieces which have brought Mark Hagen’s work most to notice in recent years, be it during Made in LA at the Hammer Museum [4] or at the latest Art Basel Miami Beach Fair, [5], are part of his series Additive Sculptures. Involved here are assemblages of cement elements moulded directly on the packaging of day to day consumer objects inserted on steel bars in the form either of a simple column (stack) or of a pierced wall (screen). Seen from a distance, these arrangements evoke some kind of pre-Columbian architecture, through the alternation of basic geometric forms, seemingly engraved with mysterious motifs. Close up, recognizing snippets of motifs of moulded plastic bottles, one thinks more of a sort of fossilization of the leftovers of contemporary industry, as a vestige of the present. What is disturbing here is that these forms do not seem to be specifically dated; as the artist observes, they might almost even come from the future.

Or, as Frank Stella put it :

« …we’re all still left with structural or compositional elements. The problems aren’t any different. I still have to compose a picture, and if you make an object you have to organize the structure. I don’t think our work is radical in any sense, because you don’t find any really new compositional or structural element. » [6]

The continuity of forms through history, and their relatively limited repertory are among the major issues which fascinate Hagen, who is also fond of recalling that the Egyptians were already using a kind of cement more than 2000 years before the Christian era.
The screens, which vary greatly in size, nevertheless usually borrow the standard dimensions of current construction materials, for example those of sheets of plasterboard used for gallery walls, in a homothetic relation with the place where they are set up. Because they too are modulable, their verticality is forever being thwarted by the possibility of their reconfiguration, the assertion of their erectness collides with this hesitation implied by their manner of assemblage. The question of the contingency of the work in relation to its context of inscription which they raise echoes that of the intervention of chance in the production, which we find in the Additive Paintings. Returning to painting—which he had abandoned while studying at CalArts with Michael Asher and Douglas Huebler, among others—in 2004, because it seemed to him to be anachronistic and sufficiently unpopular at that time to be worthy of interest, Mark Hagen relied on an accidental discovery to choose the medium he would use. In fact, after observing the discoloration of sacks made of jute which had been left outside for a long time, he elected to use this textile, leaving large canvases folded and piled up in his garden for a few months before turning them into his subjectile. Each layer of canvas leaves an imprint on the one below like a photogram, thus creating a network of links between the paintings to come. He then proceeds almost in an opposite way to a “classical” painter by applying white acrylic paint (for outdoor use) in successive coats, in such a way that it goes through the canvas installed horizontally. When he raises the canvas and detaches it from the tarpaulin on which it was laid, the folds of the plastic seem engraved in the paint, which is as if moulded. They are added to the random marks of the canvas’s discoloration and to the simple geometric motifs, resulting from the canvas itself, based on the division of its dimensions.

The body of works developed by Mark Hagen thus wavers between order and chaos, intentionality and chance, drawing inspiration from non-ethnocentric metaphysics and from the latest astronomical discoveries, but also from the non-linear conception of History developed, in particular, by Manuel De Landa [7]. He has, incidentally, just published an artist’s book titled 2013?: A Doomsday Day Planner in the form of a diary complemented by more than 150 historical predictions of the end of the world, which invites me to give the last word to the title of one of his sculptures : We have seen the future and we are not going.

  1. At the Galerie Almine Rech, Paris, from 13 January to 23 February 2012.
  2. At the China Art Objects gallery, Los Angeles, from 21 May to 25 June 2011.
  3. At the Marta Cervera gallery, Madrid, from 15 September to 12 November 2011.
  4. Made in LA, the first Los Angeles Biennial organized by the Hammer Museum in conjunction with LAXART, at the Hammer, at LAXART and at Barnsdall Park from 2 June to 2 September 2012, curated by: Anne Ellegood, Ali Subotnick, Lauri Firstenberg, Cesar Garcia and Malik Gaines.
  5. To be Titled (Additive Sculpture, Miami Screen), 2012, presented by the Galerie Almine Rech at Art Basel Miami in the public art section at the Bass Museum. Curated by: Christine Y. Kim.
  6. Minimal Art, A Critical Anthology, edited by Gregory Battcock, Berkeley, University of California Press, 1995, p.180.
  7. Manuel De Landa, A Thousand Years of Nonlinear History, New York, Zone Books, 1997.

articles liés

Fabrice Hyber

par Philippe Szechter

Shio Kusaka

par Sarah Matia Pasqualetti