Manfred Pernice, sans illusions

par Aude Launay

Quelque chose s’est cassé entre nous et le monde alentour. Quelque chose se casse la gueule et nous ne savons pas comment l’arrêter. Tout tombe, tout glisse et tout s’effrite, le bois n’est plus que de l’aggloméré, la laque, du formica dans le meilleur des cas, parfois juste un papier imprimé. Les structures génériques, formes familières d’architectures miniaturisées composant les sculptures de Manfred Pernice se chargent de nous le rappeler: ce siècle n’avait pas deux ans quand l’Occident par l’image de sa chute fut traumatisé.

« La saisie du réel, dans la plupart des cas, se traduira donc par une suppression pure et simple de l’éclat qu’on voulait fixer, auquel se substitue un décor et une fausse lumière. » Clément Rosset, Le Réel, Traité de l’idiotie, éditions de Minuit, 1997, p.123.

Manfred Pernice, Commerzbank 1, 2004, vue de l'exposition au New museum, New York, 2008.

Bien sûr, les traditionnelles interrogations sur la forme et la surface sont présentes, mais si elles s’engagent sur les ruines du vocabulaire moderniste, c’est pour les élever au rang de vanités architecturales, et non pour un ultime ressassement inaboutissant comme on le voit bien souvent. La détresse de l’échec exsude dans l’inachèvement des pièces de Pernice, lorsque le matériau brut apparaît aux confins de la peinture mal étalée. Le fini grossier de certaines sculptures allié à un assemblage d’objets à l’aspect plus que contingent, n’en finit pas de nous déranger. Car c’est bien de cela dont il s’agit, sortir de la lisséité d’une modernité bien rangée pour rejoindre… quoi ? L’échelle réduite de ses œuvres et le fait qu’elles relèvent de la sculpture, et non du registre de l’installation, les contraint dans la logique de l’espace d’exposition, les empêchant de produire de nouveaux environnements.
Son Pointless-panorama (2002) est à cet égard une pièce contenant l’essentiel du travail de Pernice: un dispositif de taille réduite, clos sur lui-même et faussement ouvert, par un jeu de miroirs plaqués sur une petite tour octogonale élevée sur un pied métallique. Une sorte d’anti-panoptique, en fait, qui reflète tous les alentours, mais ne peut proposer ni vue d’ensemble, ni point de vue autre que sur la portion d’espace dans lequel le spectateur a déjà pris place.
Un certain nombre des sculptures de Pernice se présentent comme des élévations avortées – colonnes tronquées, empilement d’objets jusqu’à l’absurde, etc. – comme tentant de traduire plastiquement l’expression de Koolhaas à propos de New York : « une ville où la permanence des monolithes célèbre l’instabilité de la métropole » (1).  Ici, les monolithes s’érigent désaxés, contredisant l’apparente stabilité des socles d’où ils émergent. Les colonnes ne soutiennent plus rien,  et sont parfois même soutenues par d’autres éléments. Et si l’histoire de la sculpture moderne est bien en partie celle de la disparition du socle ou de son absorption par la sculpture, la sculpture de Manfred Pernice en joue l’exacte inversion. Se fondant en une structure – possiblement – porteuse, elle laisse à chacun la libre appréciation de sa nature fondamentale. Pourtant, sa fonction de support reste douteuse, tant les quelques objets qui y sont disposés semblent être là pour illustrer une pure contingence. Ainsi, trois canettes de bière rouillées (Vogelscheuche), des bouteilles vides, des fleurs en plastique et des petits vases en céramique (Untitled, 2005), une petite lampe (Hängende, 2002), un panneau publicitaire (Spielhölle (arcade), 2003), des impressions laser (Commerzbank 2, 2004) et un pied en plâtre (Commerzbank 1, 2004) sont posés sur les « soclures » de ce rejeton du grand Kurt Schwitters. Ces objets trouvés se font les faire-valoir de leur support, tout comme une tour de verre de Fuksas résoud la dualité intérieur/extérieur en servant tout autant son environnement de ses transparences qu’elle l’utilise pour son apparence. Nivelant les valeurs des matériaux dans un registre définitivement lo-fi, les architectures précaires de Pernice évoquent tant les utopies nécrosées qu’une histoire vécue sur le mode individuel, par les dates qui sont apposées à certaines d’entre elles (2). Évoquant des anecdotes personnelles de la vie du Berlinois, ces pièces récentes orientent définitivement le travail de Manfred Pernice vers un certain pragmatisme, les éloignant de leur tendance latente à l’abstraction. La multiplicité des termes et leur indépendance quant à la relation plastique à laquelle ils prennent part donne lieu à des accumulations de matériaux pauvres, mais qui sont presque autant de soustractions. Si la croissance des connaissances se fait par addition, alors Pernice tente de nous perdre dans un entre-deux fait d’une addition d’éléments qui ne nous disent rien. Il n’y a que des vérités particulières, et Objekt (2008) en est l’une des preuves tangibles, sa structure hexagonale en panneaux de particules partiellement vernis jouant les présentoirs pour un tout petit pot de céramique, archétype du basique fait main de la terre cuite. Et l’ambiguïté esthétique qui en résulte laisse notre esprit vagabonder… sans but.

(1) Rem Koolhaas, Delirious New York, Oxford University Press, 1978.
(2) Manfred Pernice, Diary, Anton Kern Gallery, New York, du 28 février au 29 mars 2008.

Ästhetische Komplexe, au Kunstverein Augsburg, du 5 octobre au 2 novembre 2008. Avec Manfred Pernice, Rita McBride, Silke Schatz, Josef Dabernig et Gerold Tagwerker,
Life on Mars. 55th Carnegie International, Carnegie Museum of Art, Pittsburgh,

 du 3 mai 2008 au 11 Janvier 2009.

Manfred Pernice, Tisch-Set "Usinger" (détail), 2008, bois, peinture, collage, clous. Courtesy Galerie Neu, Berlin.

Manfred Pernice, Unitled, 2008. Courtesy galerie Neu, Berlin.


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