Élodie Seguin, Point et ligne sur plan, et inversement
Il est parfois malaisé de distinguer l’œuvre de l’espace dans lequel elle s’inscrit, de l’espace qu’elle révèle, avec lequel elle s’entremêle. C’est notamment l’un des traits marquants du travail d’Élodie Seguin. Ce n’est pas que l’on doive chercher l’œuvre du regard, comme chez Gedi Sibony qui s’emploie à mettre en lumière le déjà-là, ou chez Fernanda Gomes, qui assemble les matériaux trouvés sur place en des agencements abstraits subtils qui ne portent qu’une trace minimale de son intervention ; c’est qu’elle dialogue si bien avec l’espace qui l’environne que l’on peine à déterminer où l’une commence et où l’autre la laisse entrer en jeu. Pour l’exposition « Mouvement des atomes, mobilité des formes », en 2010, à l’ENSBA Paris dont elle était tout juste diplômée et félicitée, elle produisit deux wall paintings impeccables : Bocal, magnifique remise en perspective de l’un des escaliers de l’école, répondant avec une grande justesse aux lignes de force qu’il dessine en les contrariant par une horizontalité et une blancheur simples mais efficaces puis en le prolongeant sur le mur adjacent par un écho aux couleurs assourdies, et Compte tenu, contenu suivant, intrusion espiègle du blanc d’une cimaise sur le brun du mur contigu.
L’architecture fonctionne ici comme un donné, comme un « objet trouvé » qu’il s’agit de partiellement neutraliser pour que l’on ne voie presque plus que l’élément choisi par l’artiste. Pour « Voûte, voûte », l’été dernier à l’Abbaye aux Dames de Saintes, de petits bassins rectangulaires emplis d’eau venaient refléter l’architecture romane. Posés à même le sol, commme des excroissances du dallage, ils ajoutaient un point de vue inhabituel en ce lieu dans lequel on lève généralement les yeux plus qu’on ne regarde à terre. Élodie Seguin venait tout juste, à Milan, de se confronter à un autre espace empli de spiritualité, quoique virtuel : La Cène de Léonard de Vinci, exposée dans un bâtiment voisin du Centre Culturel Français. Elle proposa, avec Debout, derrière, une déconstruction des mécanismes de perception de cette duperie visuelle. La perspective de la fresque prolonge en effet la salle du réfectoire du monastère Santa Maria delle Grazie pour laquelle elle a été conçue, explorant le principe du trompe-l’œil à des fins métaphysiques. La jeune artiste a, quant à elle, choisi de recréer l’espace pictural en trois dimensions, prolongeant à son tour l’expérience du maître italien, en élaborant une construction de deux cubes blancs réinterprétant les lignes de fuite originelles à l’intérieur du white cube du Centre Culturel, mettant ainsi le visiteur dans la position incongrue de surgir par l’arrière de la scène, comme face au peintre.
S’apparentant à un décor de théâtre tant par ses matériaux — moquette, contreplaqué, carton, papier kraft — que par le fait qu’elle constitue un espace fictionnel au cœur d’un espace réel, l’installation se donne comme une troublante réflexion sur l’illusion, prolongée plus loin par un wall drawing réalisé dans la bibliothèque du centre. Posées sur deux murs en angle, les encres colorées forment un cube qui semble vu en contreplongée quand l’on est assis, et reprend son volume normal lorsque l’on se lève : clin d’œil au Christ qui, dans la Cène, semble suivre le spectateur du regard.
Oscillant entre une construction rigoureuse et une prise en compte des hasards, les œuvres d’Élodie Seguin trouvent leur origine soit dans le dessin en perspective, soit dans l’existant dont elle décide de reproduire un fragment. D’abord pensées dans l’atelier, elles ont très vite dû être créées spécifiquement pour les expositions qui se sont rapidement enchaînées sans laisser à la jeune Parisienne le temps de reprendre une pratique d’atelier entre chaque.
Le principe auquel elle s’astreint de ne pas remontrer la même pièce fait de chacune de ses œuvres une création unique au lieu dans lequel elle est exposée et pourtant pas forcément intrinsèquement in situ. Nombre d’entre elles naissent d’heureuses juxtapositions accidentelles de sa réserve de matériaux, achetés ou parfois trouvés, puis laissés posés dans un coin de l’atelier. Il ne s’agit pas ici d’un art de l’objet pour l’objet, mais d’une mise en scène des relations qu’ils développent entre eux — ce que l’on retrouve aussi chez Gedi Sibony et Fernanda Gomes. « Gestes et mesures à l’horizon des surfaces », le titre de sa récente exposition à la galerie Jocelyn Wolff le dit très bien. C’est un travail précis, chirurgical, à la production minutieuse et finalement assez coûteuse, la plupart des matériaux utilisés étant neufs, même s’ils sont très simples : scotch, papier, carton, bois… L’artiste évoque à leur propos une « grammaire des matériaux », aimant à les présenter comme des possibles, forts d’usages à venir, des matériaux « disponibles » ; nous dirons qu’elle en manie la syntaxe en procédant par apposition, agglutination et réserve.
Lors de la dernière foire de Bâle, Élodie Seguin présentait, dans la section des Statements, un instantané fixé sous la forme d’une installation qui se donnait autant comme sculpture que comme expérience optique. Elle reproduisait là une vision fugitive qui lui était apparue dans le jardin jouxtant l’atelier d’un ami : le reflet du mur du jardin dans la vitre de la fenêtre de l’atelier, la couleur du mur se superposant aux œuvres et matériaux stockés à l’intérieur. Le stand était scindé en deux surfaces égales par une grande vitre rendant impossible la pénétration dans la partie gauche, dans laquelle étaient disposés contre un mur planches, tasseaux et divers rouleaux de papier. Dans la partie droite, un wall painting composé d’un grand rectangle rose et d’un autre, plus petit, bleu nuit, faisait penser, en regard des matériaux entreposés, à des peintures elles aussi empilées, dans l’attente d’un quelconque déploiement. Lorsque nous nous en approchions, son reflet dans la vitre venait recouvrir les planches et les rouleaux d’un halo coloré parfaitement symétrique à celui que nous contemplions à l’instant. L’œuvre est ici pensée comme un moment, un état des choses à un instant donné, une vision qu’il s’agit de faire ressurgir. Des titres comme Voilà ou Not yet titled en attestent ; les matériaux entassés, qui évoquent la temporalité de l’atelier, le confirment ; ils sont la matière d’œuvres « en puissance », à la manière dont l’Hermès qu’évoque Aristote est en puissance dans le marbre ou l’airain. Il n’est pas question d’un aboutissement ni d’une forme parfaite mais plutôt d’œuvres qui se cristallisent dans leur appréhension par le spectateur. À l’instar du lecteur qui, chez Barthes « est l’espace même où s’inscrivent toutes les citations dont est faite une écriture »1, le spectateur — quel terme impropre, ici — change la syntaxe d’Élodie Seguin en littérature. L’on touche aussi à la dichotomie site / non-site de Smithson car si l’œuvre parle autant du temps d’avant que du temps d’après celui de l’exposition, elle se donne presque aussi comme non-site de l’atelier.
De multiples catégorisations et adjectifs peuvent être appliqués au travail d’Élodie Seguin mais aucun ne parviendra à le cerner dans son ensemble. Uniques à leur lieu de monstration sans être in situ, évoquant un ailleurs sans être tout à fait un non-site, statiques mais non figées, partiellement ready-made, parfois peinture, plus souvent sculpture ou installation, ses interventions dans l’espace mêlent plans et volumes, espaces réels et illusoires, sans « désir de présence autoritaire »2. Il semble plus simple de tenter de les circonscrire par la négative, comme l’écrivait par exemple Marc Desgranchamps, alors commissaire de l’exposition « Mouvement des atomes, mobilité des formes » : « il s’agit de l’énonciation d’une peinture sans tableau. » Dans le même temps, Élodie Seguin s’interrogeait elle-même : « comment fuir le tableau ? » ; deux ans plus tard, elle avoue s’intéresser « au dessin même, à ce que l’absence de certains traits en signifie d’autres. » Elle opère par extractions, est-ce pour autant de l’abstraction ? Elle parle volontiers d’épure, d’amorce, de moyens limités, de restrictions, peut-on alors parler d’art pauvre ? « Il y a un acheminement du matériau pauvre vers l’abstraction, envisagée comme non-figuration mais aussi comme un démembrement des éléments qui composent la sculpture. »3 Éléments démembrés, gestes déconstruits,l’œuvre d’Élodie Seguin est la somme de tout ce qu’elle n’est pas, tentant de problématiser notre regard tout en nous échappant.
1 Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Paris, Éditions du Seuil, 1984, Collection Points.
2 Robert Morris, « American Quartet », Art in America, décembre 1981.
3 Joana Neves, « Finalement même ça disparaîtra », catalogue de l’exposition « Pour un art pauvre », Nîmes, Carré d’Art, 2011, p. 17.
- Partage : ,
- Du même auteur : Kate Crawford | Trevor Paglen, Thomas Bellinck, Christopher Kulendran Thomas, Giorgio Griffa, Hedwig Houben,
articles liés
Matthias Odin
par Sarah Lolley
Céleste Richard Zimmermann
par Philippe Szechter
Julien Creuzet
par Andréanne Béguin