François Curlet
Cheveux ébouriffés, regard face caméra quelque peu ébloui, les bras en croix (version molle) immergé jusqu’à la taille dans une mer peu agitée, et chemise bleue déchiquetée, tel un naufragé ; c’est ainsi qu’apparaît François Curlet sur l’affiche de la rétrospective « Crésus et Crusoé » que lui consacre le Mac’s au Grand-Hornu. Si la sonorité de leurs noms les rapproche, ces deux personnages convoquent des images diamétralement opposées : la richesse pour l’un et le désœuvrement pour l’autre. De ce genre d’oxymores, François Curlet est familier, souvent par association contradictoire de matériaux et d’images, comme ces pieds-de-biche soudés entre eux formant une toile d’araignée noire (Pied-de-biche d’araignée), ou comment le fragile prendrait sa revanche par effraction. C’est aussi le cas de l’iconique Jaguar hybridée avec l’arrière d’un corbillard (Speed Limit[1]), reprise du film de Hal Ashby Harold & Maude, et exposée au Palais de Tokyo en 2013, qui joint ainsi un moyen de mourir au véhicule de l’ultime voyage. À l’image de ce bolide funèbre, l’humour, souvent noir, marque le travail de François Curlet. Comment en douter devant Moonboot, son après-ski en céramique qui laisse dépasser un bout de tibia, vestige à la fois morbide et cartoonesque d’un skieur après la fonte d’une avalanche ?
Les associations d’idées chez Curlet sont véhiculées par les titres même des œuvres, à base de contractions et / ou de jeux de mots, parfois poétiques : Chaquarium, Gogolf, Wu-Tanga, Homeless is more, Just donuts, etc., quand cet humour et cette poésie ne s’affichent pas directement en diodes lumineuses sur un panneau de signalisation pour piétons, dans une des œuvres les plus connues de l’artiste et que le Mac’s expose dès l’entrée de la rétrospective : Moonwalk. Aux injonctions habituelles de traverser ou non, walk / don’t walk,il opère un pas de côté, ou plutôt à reculons, façon roi de la pop. Dans un monde ultra réglé, autant sortir des clous. Le même esprit de rébellion soufflait déjà dans une œuvre de 1996, intitulée NON, en réponse à une publicité Rank-Xerox qui lançait à l’impératif « Réduisez vos documents », tandis que Curlet faisait tout l’inverse. Esprit de contradiction, forever.
L’art de François Curlet a aussi à faire avec le détournement d’objets[2] ou de signes du quotidien dont il renverse ou inverse le sens, tel ce logo du MacDo qui devient lyre de barde gaulois une fois retourné (MilDo) ; œuvre créée en écho à l’action menée par des agriculteurs militants dans un établissement du géant du fast-food à Millau, parmi lesquels José Bové, altermondialiste partageant désormais avec Assurancetourix moustache et instrument. Détournement ou mésusage, si l’on en croit les nombreux objets dont l’utilisation chez Curlet les éloigne de leur fonction de base, tels que Le taille-pipe crayon[3], jeu de mots un poil graveleux associé à l’élégance chromée d’une pipe qui est en réalité un taille-crayon. Idem pour le gourdin en plastique marron, accessoire pour déguisement de Pierrafeu, qui devient gourde de coca-cola. L’esprit de deux Jacques, Carelman et Tati, plane fortement au-dessus de ce type d’objets surréalistes qui auraient pu figurer aux côtés du peigne pour chauve ou de la cravate-slip, entre autres inventions du génial Catalogue des objets introuvables ou parmi celles du salon des arts ménagers dans Playtime. C’est d’ailleurs à l’occasion de l’édition 2014 de la biennale de Rennes qui portait le titre de ce film que François Curlet a pu enfin concrétiser en son golf miniature, intitulé Gogolf Echelle 1, dont l’ébauche fut montrée à la galerie Commune de Tourcoing, maquettée ensuite à la Chapelle du Gêneteil à Château-Gontier. Soit un parcours conçu par des artistes invités par Curlet (entre autres : Denicolai & Provoost, Michel François, Hugues Reip, Florence Doléac, Pierre Huyghe, Emilio Lopez-Menchero…) autour de la conception de spots de mini-golf dont les objectifs de réussite seraient largement contrariés.
Une chose prise pour une autre, le mésusage, ou l’usage de faux-semblants teintent les œuvres de Curlet d’une dimension gaguesque, burlesque, et creusent des failles dans le réel. Il y a toujours un twist, un retournement du regard qui s’opère (souvent à la découverte du titre en regard de l’œuvre), nous amenant à considérer l’œuvre sous un angle différent et poussant vers une nouvelle interprétation de l’ensemble, à l’image du toast géant sur lequel gît une moto jaune dont il faut voir le côté caché pour découvrir l’huile jaune qui s’en échappe et saisir alors le jeu de mots du titre, Toast cannibale.
Dans quel monde vivons-nous ? Par un certain nombre de pièces (à l’exception des séries assez formalistes des Frozen Feng Shui), François Curlet apporte des éléments de réponse critique. Il est intéressant de voir à quel point certaines œuvres des années 1990 peuvent encore résonner aujourd’hui dans un monde d’hypervisibilité, comme La Vitrine créée en 1992 qui oblige le visiteur désirant voir à travers le verre grossissant situé à hauteur d’yeux, à exposer sa zone intime, entraînant le double mouvement de voyeurisme / exhibitionnisme, ou encore l’intrusion dans la vie privée des gens, consentie ou non, que soulève la série de sculptures X-Ray, valises moulées en verre renfermant les objets intimes tels qu’ils apparaissent sur l’écran de contrôle des aéroports. Ce tout transparent a également donné une des pièces emblématiques de Curlet, Chaquarium. Ce diorama désolé, sans eau mais avec bulles, qui abrite derrière une vitrine un vrai chat persan (nourri et abreuvé, calmons-nous), ayant pour seule compagnie un corail géant d’aquarium et une Cococat, sculpture-refuge en forme de noix de coco (que Curlet a également déclinée pour les humains), inverse ici les rôles entre proie aquatique et prédateur poilu, pour une mise en spectacle pathétique et drôle à la fois. Dans le monde parallèle des réseaux sociaux, l’immatérialité et le flux donnent envie de remettre un peu de concret, via une page facebook en carreaux de mosaïques avec une vraie affiche qu’on like (Facebookie), tout comme dans celui des tendances et de la publicité, des logos et des marques (la série des Vintage Discounters décline les logos des enseignes discount en formica provenant de tables achetées à Emmaüs). Curlet est un désillusionniste, il agit comme un véritable antidote cynique, une paire de lunettes d’Invasion Los Angeles à lui tout seul. Ses attrape-rêves n’attrapent plus guère que des rebuts, morceaux d’emballages triviaux de chewing-gum, de biscuits ou de médicaments (Trash-Catchers). Même le white cube n’est finalement qu’un paquet de biscuits, avec son sigle en forme de triangle rouge placé dans l’angle d’un mur (Nabisco), histoire de ne pas oublier que le centre d’art ou le musée est un produit commercial comme un autre.
François Curlet crée avec la poésie du désespoir.Et humour évidemment. Dans un épisode des Fous du volants, la série d’animation américaine de Hanna & Barbera, l’aviateur à moustache Satanas, obsédé par la capture d’un pigeon voyageur, tombe dans le vide à pleine vitesse après avoir été lesté par un piano. Diabolo, son chien copilote au rire mi-asthmatique, mi-sifflotant, positionne alors son avion à sa hauteur, supposément pour le sauver. Au lieu de cela, Diabolo s’installe et joue du piano. Car « rien ne sert de courir, il faut mourir à point[4] ». C’est sous les traits désopilants de Diabolo qu’on se figure l’artiste, et on défie quiconque de ne pas finir par rire avec lui.
François
Curlet, Crésus & Crusoé,
MAC’s Grand-Hornu, Belgique, 25.11.2018 – 10.03.2019.
[1] Speed Limit a donné lieu en 2015 à un ouvrage en noir et blanc qui reprend les étapes de la fabrication de cette Jaguar-corbillard, aux éditions Berline-Hubert-Vortex & Cyrille Putman. Le bolide hybride apparaît également dans le court-métrage de Curlet, Jonathan Livngstone,mettant en scène un croque-mitaine en queue de pie perdu dans la campagne, manifestement adepte de tai-chi.
[2] À la dernière page du catalogue Crésus & Crusoé, François Curlet explique l’origine de sa passion pour le détournement d’objets : «je découvris à 10 ans les œuvres contemporaines réalisées avec les ready-made, des collages et des détournements, la possibilité de tordre le kiki aux choses qui semblaient closes et impeccables dans notre quotidien ».
[3] Édité par We do not work alone en 2018.
[4] Un des nombreux sms envoyés par François Curlet entre 2001 et 2011 à « des destinataires commis d’office », réunis dans une édition sous le titre Short Messages Service, Black Jack éditions, p. 60.
Image en une : François Curlet, Crésus & Crusoé. Photo : Alexandre Curlet.
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