Anne Le Troter

par Raphael Brunel

À travers ses installations sonores volontiers polyphoniques, Anne Le Troter explore les mécanismes du langage. Nourrie par les expériences du quotidien et des poètes tels que Christophe Tarkos, Charles Pennequin ou Nathalie Quintane, sa pratique se développe à partir de l’enregistrement et du montage d’une parole collectée. L’oralité et les jeux de rôles qu’elle met en place deviennent les vecteurs d’une observation du monde qui tend de plus en plus à prendre la forme d’une œuvre totale traduisant sa fascination pour la représentation théâtrale. Entre décor et scénographie, elle construit des territoires pour ces voix sans corps qui se déploient dans l’espace. À l’occasion de son exposition « Liste à puces » au Palais de Tokyo, nous revenons avec elle sur son parcours à travers le langage.

À quel moment votre pratique s’est-elle orientée vers le langage et la parole ?

J’étudiais à l’école Supérieure d’Art et Design de Saint-Étienne où je développais une pratique de sculpture jusqu’à ce que l’école acquière un enregistreur audio. En m’emparant de cet outil, je me suis sensibilisée au montage, ce qui m’a permis de produire une forme de sculpture sonore à partir de ma propre voix. La pièce Fifi, Riri, Loulou (2011), inspirée par l’Autrisme de Robert Filliou (« Quoi que tu penses, penses autre chose ; quoi que tu fasses, fais autre chose »), a marqué une étape importante dans ma pratique : sur l’enregistrement d’une série d’improvisations, j’ai coupé les silences entre les mots, générant un rythme accéléré qui suggère une pensée en train de se formuler.

Le montage audio était-il une possibilité d’aborder des questions liées au temps ?

Oui, c’est à partir de là que j’ai commencé à m’intéresser à la durée d’une phrase. J’ai d’ailleurs pris l’habitude de poser cette question, plutôt par curiosité, aux personnes avec qui je collabore : « En admettant que vous vous leviez à 8h et que vous vous couchiez à 23h, lors d’une journée à rythme normal (travail, sorties, etc.), si vous deviez mettre bout à bout toutes les phrases que vous avez dites et si on enlevait tous les silences, à votre avis combien de temps parlez-vous par jour en moyenne ? » L’interviewé va opérer un premier montage mental en réfléchissant à cette question, activer une voix intérieure qui me reste inaccessible. Peut-on déjà la considérer comme du son ?

À la même époque, vous explorez également le langage parlé à travers l’édition.

Anne Le Troter, L’appétence, 2016. Son : 9’22. Salon de Montrouge : Prix du salon de Montrouge et du Palais de Tokyo. Bourse de production : ADAGP. En collaboration avec les artistes ASMR : Final ASMR, Made In France ASMR, Miel ASMR, Mr Discrait, Sandra Relaxation ASMR, The French Whisperer.

J’étais alors à la Haute École d’Art et Design de Genève où je participais à l’atelier d’écriture d’Hervé Laurent. Je lui ai fait lire mes textes et il m’a proposé d’éditer L’Encyclopédie de la matière (2013) aux éditions Héros-Limite en collaboration avec la HEAD. Il s’agit du scénario d’un travail plus vaste de déductions logiques de pensées basé sur des improvisations enregistrées. J’y abordais des questions liées à la matière (sonore, vidéo, sculpturale) pour mieux revenir au texte. J’ai également écrit Claire, Anne, Laurence (2012), une pièce de théâtre mettant en scène les codes et structures de langage que nous avions développés avec mes sœurs.

On retrouve cette idée de langage codifié à travers le choix des personnes avec qui vous collaborez, qui appartiennent à des corps de métiers ayant recours à un vocabulaire très spécifique. Comment êtes-vous passée d’un travail centré sur votre propre parole à une forme plus collaborative ?

C’est suite à une extinction de voix que j’ai eu l’idée de faire intervenir des personnes extérieures, de les enregistrer dans le cadre de projets. J’ai alors invité un groupe d’enquêteurs téléphoniques à collaborer avec moi dans la perspective d’une exposition à la BF 15 à Lyon (« Les Mitoyennes », 2015). J’ai par la suite travaillé avec des artistes ASMR (autonomous sensory meridian response) qui pratiquent une technique de relaxation par la voix (L’Appétence, 2016) et avec des prothésistes dentaires pour l’exposition « De l’interprétariat » chez Arnaud Deschin Galerie (2016).

Comment se déploie ce travail en groupe ?

À partir des Mitoyennes, j’ai mis en place un protocole consistant à réaliser un entretien avec les différentes personnes contactées, dans l’optique de constituer un groupe de travail et de voir si on va pouvoir s’entendre sur la manière de faire les choses. Après ce premier échange débute la phase d’enregistrement qui donnera lieu à la pièce sonore finale. Cette étape est décisive car c’est à partir de la matière accumulée que je vais pouvoir donner une direction plus précise au projet. Finalement, je remanie le temps qui m’a été donné, le temps que prennent les mots à se dire. C’est comme revoir le présent.

Suite au Prix du Salon de Montrouge que vous avez obtenu en 2016 pour L’Appétence, vous présentez au Palais de Tokyo une nouvelle installation sonore intitulée Liste à puces. Quelle en est l’origine ?

Anne Le Troter, Les mitoyennes, 2015. Son : 13’. Ingénieur son : Max Bruckert. La BF15, Lyon, avec le soutien de Pro Helvetia, en partenariat avec Grame, centre national de création musicale ; MAC Lyon. Photo : Jules Roeser.

Liste à puces est directement liée aux Mitoyennes présentée en 2015 à la BF 15. Il s’agit de l’acte II en quelque sorte et son format se situe entre l’exposition et la représentation. Je me suis intéressée cette fois au sondage politique au vu du contexte électoral actuel. J’ai travaillé avec le groupe de Lyon avec qui j’avais été en relation pour l’exposition à la BF 15, et un autre à Paris avec lequel nous avons réfléchi aux stratégies visant à brouiller la source de la parole, en répétant à cinq voix les éléments de langage les plus problématiques pour leurs postes. Je me suis également rendue dans un institut de sondage pour écouter des enquêteurs travailler. Assise devant mon poste, je pouvais passer de l’un à l’autre, composer sur le mode du zapping, tout en captant les inter-espaces de langage qui se déploient pendant le temps de travail : les discussions entre deux questionnaires mais aussi parfois les traces de lassitude. J’ai eu par la suite accès à des archives de ce type d’enregistrement envoyées par le call center, avec l’autorisation bien sûr des sondeurs.

Comment avez-vous monté la pièce à partir du travail avec ces différents groupes ?

J’ai repris le déroulé d’un appel pour un sondage politique :

  1. présentation des enquêteurs
    2. questions pour savoir de quel parti politique la personne sondée est la plus proche
  2. questions autour de la notion d’items.
    Les questionnaires politiques sont toujours identiques. Bien sûr les noms, les dates et les lieux changent mais les structures de phrases restent les mêmes. J’ai donc demandé aux enquêteurs de biffer le contenu pour ne garder que le contenant, tout en respectant la durée de la phrase type en étirant certaines syllabes en amont ou en aval du script. Par exemple, avec la question « De quel parti politique êtes-vous le plus proche ou disons le moins éloigné ? », ils devaient tenir le mot « de » le temps qu’aurait mis à être prononcé « parti politique êtes-vous ». À la fin, les sondeurs sont à leur tour sondés sur les items qu’ils proposent et sur la nécessité de les diminuer ou de les augmenter, de nombreuses personnes ayant du mal à répondre précisément.

Vos pièces se déploient généralement au sein d’installations qui traduisent une esthétique assez administrative, un vocabulaire plastique composé de chaises de bureau, de fragments de moquettes, d’appareils de diffusion sonore. Quelle place accordez-vous à cet aspect plus visuel ?

Anne Le Troter, De l’interprétariat, 2016. Son : 15’. Courtesy Arnaud Deschin Galerie. Photo : Romain Darnaud.

L’installation constitue évidemment une part importante du travail mais elle n’existerait pas sans la pièce sonore. Elle porte avant tout le langage et l’écoute. À la BF 15, j’ai joué sur l’histoire du lieu, un ancien magasin de moquette, en utilisant ce matériau pour ses propriétés acoustiques et son confort (je suis par ailleurs persuadée que l’écoute passe par les pieds), mais aussi parce qu’il me permettait de définir des zones de projection du langage, un espace dans l’espace. Il s’agit de donner un territoire et un corps à la parole. C’est également pour ça que je laisse habituellement les sources de diffusion apparentes. Pour des raisons techniques, les enceintes de Liste à Puces sont dissimulées dans des caissons qui matérialisent l’alignement des postes de travail des enquêteurs. Sur la moquette, j’ai reporté le plan d’un institut de sondage et l’emplacement des différents acteurs (chacun correspondant à une enceinte) accompagné de son portrait statistique. À ce quadrillage visuel se superpose la grille sonore dans laquelle j’ai attribué une place aux mots utilisés en me servant de la hiérarchie d’un questionnaire qui repose sur une lecture de gauche à droite.

Il me semble que vous renversez ici la logique de la musique d’ameublement chère à Satie : ce n’est plus la bande-son qui remplit un rôle utilitaire et harmonieux mais les éléments visuels qui permettent de concentrer l’attention du spectateur sur les voix.

Je cherche en effet à mettre en place des environnements qui soient le plus stable possible afin de laisser se déployer la parole. Je cherche également à donner une place au spectateur. Liste à puces est présentée dans une ancienne salle de cinéma dont le sol est en pente. J’avais remarqué que lorsque cet espace est occupé par une projection ou une performance, le public a tendance à rester au seuil de la salle. J’ai voulu au contraire proposer l’expérience d’une descente en tirant une ligne d’horizon à hauteur des pieds du visiteur. En rentrant, on plonge donc dans un bac bleu d’écoute. Le quadrillage visuel et sonore de l’œuvre amène le visiteur à se diriger vers l’estrade qui devient le point de fuite privilégié pour la découvrir. Il se retrouve alors à contempler depuis la scène l’espace qui lui est habituellement attribué. L’installation me permet tout simplement de mettre en place les conditions d’écoute de mon travail.

Et le fait que la salle 37 du Palais de Tokyo soit une ancienne salle de cinéma semble faire particulièrement sens par rapport à votre intérêt pour la séance d’écoute.

L’idée de séance me tient en effet à cœur. Lorsque j’allais au cinéma enfant, il m’est arrivé de prendre le film en cours et de rester à la projection suivante pour voir la partie manquée. De la même manière, les visiteurs arrivent rarement au début de la diffusion sonore et décident ou non de faire la boucle. Au Palais de Tokyo, j’ai donc mis en place un jeu de lumière, un élément nouveau dans mon travail, qui donne au visiteur un repaire temporel même s’il arrive en cours de route. Chaque diffusion est par ailleurs entrecoupée d’un long silence pour marquer l’idée d’une séance. Celle-ci détermine le temps d’une attention portée à un travail. La situation d’écoute collective m’intéresse particulièrement car elle révèle un ensemble de comportements, tout un langage des corps et des regards entre les spectateurs. Ces micro-actions, tout comme le paratexte mental des visiteurs et des enquêteurs (ces paroles qui ne sont pas prononcées mais qui résonnent dans notre tête lorsque l’on pense ou que l’on écrit), viennent augmenter l’œuvre.

Envisagez-vous de réaliser un acte III avec les enquêteurs téléphoniques ?

Je ne sais pas encore mais je réfléchis à un autre dispositif lié à cette collaboration pour l’exposition « Rendez-vous » à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne en septembre prochain. Avec un peu de recul, je me rends compte que les différentes installations sonores que je produis fonctionnent comme une répétition générale ou une accumulation de décors pour la pièce de théâtre que j’idéalise depuis longtemps.

(Image en une : Anne Le Troter, Liste à puces, 2017. Palais de Tokyo, Paris. Photo : Aurélien Mole.)

  • Publié dans le numéro : 81
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