r e v i e w s

Syncopes et Extases. Vertiges du Temps

par Camille Paulhan

Frac Franche-Comté, Besançon, 13.10.2019 – 12.01.2020

Il n’y a rien de plus intrigant qu’une exposition dont le sujet vous semble magnifique mais pour lequel vous n’imaginez pas à l’avance les formes qui pourraient l’incarner. C’est le cas de « Syncopes et Extases. Vertiges du Temps », présentée au Frac Franche-Comté à partir d’un ensemble d’œuvres contemporaines envisageant ces troubles au sens large et de quelques œuvres anciennes figurant des représentations peut-être davantage prévisibles : évanouissements d’Esther ou d’Atalide, visages révulsés et cireux, yeux humectés de larmes… Le commissariat de Stéphanie Jamet, dont les recherches préalables sur le sommeil et la syncope ont donné lieu à différentes publications, s’organise en trois temps bien distincts, jalonnés par des contrepoints.

Si je décide ici de considérer cette exposition à rebrousse-poil en débutant par ce qui la conclut, c’est parce que l’ultime salle m’a paru être la moins convaincante du parcours, et que je souhaiterais plutôt me concentrer sur les deux premiers espaces. En effet, il m’a semblé que les choix plastiques de la commissaire avaient plus de force tant qu’ils ne touchaient pas au grandiloquent ou qu’ils ne cherchaient pas à tout prix à adopter un propos ostensiblement politique. De ce point de vue, la dernière pièce, qui aborde la syncope sous un angle historique, peut sembler étriquée. La rhétorique visuelle – efficace mais agaçante – employée par Thomas Hirschhorn souffre de la proximité avec les œuvres voisines, lesquelles auraient sans doute nécessité plus de silence et d’isolement. C’est le cas par exemple des sabliers de Julian Charrière, remplis de sables issus de différentes périodes géologiques, brisés sur un mur de façon à ce que les temporalités se mêlent au sol en poudres colorées que plus rien ne distingue les unes des autres. La pellicule volontairement dégradée du film Priya (2008-2011) d’Alia Syed, montrant une danseuse de Kathak tourbillonner sans sembler s’arrêter, s’avère être une respiration salutaire.

Si l’on remonte par la suite le fil de l’exposition, la salle qui précède celle qui la clôt présente des œuvres au sein desquelles l’extase s’incarne par les corps et les visages et s’engage dans le vif du sujet avec une réelle poésie. Bien que l’accrochage soit très dense, les découvertes sont réjouissantes. Trois photographies de la série Out-and-out (ecstasies) (2002) du photographe István Balogh montrent de jeunes personnes, oscillant entre la fin de l’adolescence et l’entrée dans cet état mystérieux que l’on nomme adulte, mimer avec grâce l’extase. Les corps, capturés debout au cœur d’espaces urbains, échappent aux clichés du genre : l’expérience de la sortie de soi est finement rendue par des délicatesses – joues à peine colorées d’un rose vif ou paire d’yeux aux pupilles asymétriques. Un certain mystère nimbe l’installation La vie… une hésitation (1990) de Marie-Jo Lafontaine, composée d’une imposante photographie en noir et blanc d’une jeune femme au visage grave, le regard baissé et des quelques mots du titre, composés en lettres de laiton sur un panneau de bois. On oscille : s’agit-il d’un monument funéraire, d’une invite amoureuse, du commencement d’une élégie ? Une sculpture présentée dans cette pièce pourrait bien faire le lien entre les représentations des corps extatiques et les tentatives d’incarnation abstraite de la sensation de syncope qui ouvrent l’exposition. Stéphanie Solinas a réalisé un double moulage du visage de la célèbre sainte Thérèse d’Avila taillée dans le marbre par le Bernin, dont on dit trop peu qu’il est à peine visible, placé en hauteur au-dessus d’un autel de l’église Santa Maria della Vittoria à Rome. Le voici offert à notre contemplation, dans une verticalité peu fidèle à l’original, recouvert d’une peau de silicone que l’on imagine potentiellement décollée. Un visage peut se révéler sous le visage, mais on ne le verra pas : la sensation d’arrachement, de petite mort, est simplement suggérée.

Les corps s’effacent cependant petit à petit pour laisser place à la sensation pure du tourbillon qui saisit lors des anesthésies générales, des douleurs exquises et autres pâmoisons. Une femme apparaît encore dans la vidéo de Myriam Mechita, Le mont des désirs (2007), mais ses formes se dissolvent au gré des reflets de l’eau de la piscine dans laquelle elle flotte. Autour de son buste et de son visage, des miroitements blancs, semblables aux crépitements de bougies étincelantes d’anniversaire, l’enveloppent d’un halo grésillant. Les œuvres d’Ann Veronica Janssens prolongent cet état de grâce en renvoyant les spectateurs aux seuls corps disponibles : les leurs. Il faudra faire attention à ne pas piétiner le nuage de paillettes bleues proliférant sur le sol, surtout si l’on souhaite se perdre à loisir dans un volume de l’artiste en forme de tour de force. Ce disque en aluminium reflète les lumières mais pas les silhouettes, et vibre au gré des déplacements de la personne qui lui fait face. Enfin, comme une conclusion idéale – toutefois pensée ici de manière introductive – l’œuvre sonore d’Hannah Rickards, Thunder (2005), qui se déclenche de manière aléatoire : c’est le son du tonnerre qui retentit dans un couloir, joué par un ensemble de bois, cuivres et cordes, comme l’ouverture des yeux au milieu d’une salle de réveil d’hôpital ou le claquement de doigt de l’hypnotiseur qui vient signifier la fin de la torpeur. Et, en un instant, s’extirper du vertige. 

Image en une : Vue de l’exposition « Syncopes et Extases. Vertiges du Temps », Frac Franche-Comté, avec : Ann Veronica Janssens, Sans titre, 1996, sculpture murale, disque en aluminium, collection Frac Grand Large – Hauts-de-France ; Ann Veronica Janssens, Untitled (Blue Glitter), 2015, paillettes bleues, Collection 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine ; Gerhard Richter, Athen, 1985, huile sur toile, collection Frac Grand Large – Hauts- de-France. Photo : Blaise Adilon.


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