Tiphaine Calmettes

par Andréanne Béguin

Soupe Primordiale

Bétonsalon

20.05.22 au 23.07.22

Entre une référence aux thèses scientifiques modélisant les premières traces de vie sur terre et une plasticité proche du mythe universel du Golem, Soupe Primordiale de Tiphaine Calmettes se vit comme une immersion dans un cosmos originel et opérant un retour aux sources, ni rétrograde, ni conservateur, mais libérateur et réconciliateur pour les vivants et non-vivants. L’espace d’exposition est peuplé des créatures fantasmagoriques – façonnées par l’artiste dans de la terre ou du béton – dignes héritières de représentations séculaires de l’hybridité, allant de l’art pariétal comme dans la grotte des Trois-Frères jusqu’aux bestiaires médiévaux, en passant évidemment par les métamorphoses d’Ovide.

Vue de l’expo­­si­­tion Soupe Primordiale de Tiphaine Calmettes,
Bétonsalon – centre d’art et de recher­­che, Paris, 2022. Image © Pierre Antoine

Une première créature en terre tend ses mains multiples dans un élan d’accueil. La paréidolie aidant, il est aisé d’y reconnaître des yeux en coquillage, une bouche qui s’ouvre sur une marmite de soupe et des éléments capillaires ou écailles qui ne sont autres que des cuillères en terre cuite. Au centre de l’espace, les courbes et la disposition de la forme en béton ne sont pas sans rappeler la salamandre – créature mythologique marine – qui sortirait ici de son bassin de kombucha, dérivé contemporain de la matière visqueuse et odorante produite par la salamandre pour se défendre. Plus loin, un chien-fontaine en terre surcuite offre du kombucha à boire quand une gargouille mi-oiseau mi-poisson transformée en théière sert du thé. Visuellement, la puissance de l’exposition s’exprime d’abord par ce répertoire de formes étranges et chimériques. Tiphaine Calmettes donne vie à un corpus plastique fondé sur la coexistence des êtres et des choses, loin de toute catégorisation et brouillant les lignes de compréhension et d’appréhension du monde, car la figure humaine n’en est plus le centre.

Vue de l’expo­­si­­tion Soupe Primordiale de Tiphaine Calmettes,
Bétonsalon – centre d’art et de recher­­che, Paris, 2022. Image © Pierre Antoine

Les formes s’accompagnent d’une gamme chromatique particulière – celle du matériau brut – analogue à ces temps géologiques harmonieux. Tiphaine Calmettes rassemble des terres de remblais d’origine diverses, dont les couleurs permettent d’en dessiner la cartographie de collecte. Les nuances rouges sont celles de la montagne Sainte-Victoire, les ocres celles du Lubéron. Le regard voyage dans cette palette des terres, dans de riches et variées déclinaisons de marron, auquel l’œil humain tout en étant habitué n’est pas friand. Le marron est – comme le rappelle Michel Pastoureau – une couleur peu aimée et dépréciée depuis le Moyen-âge, largement associée à la saleté, à l’impureté. Pourtant, à des temps plus anciens, ceux par exemple de la sensibilité antique, le marron été doté d’un caractère lumineux et brillant, évoquant la puissance de Gaia et la création de la terre. Là où les peintres et les teinturiers ont longtemps peiné à composer des bruns monochromes, Tiphaine Calmettes leur oppose la simplicité d’une matière laissée libre de dicter ses propres couleurs. Selon les réactions de la terre lors des cuissons les couleurs sont plus ou moins intenses, sombres, parfois irisées. Le liquide vinaigré des bassins et le développement des mères de kombucha produisent des dégradés filamenteux semblables à une voie lactée aquatique. Ces colonies de microorganismes homothétiques sont prélevées par l’artiste à leur taille maximale. Appliquées ensuite sur la surface vitrée de Bétonsalon, elles la transforment en un paysage de vitraux naturels et organiques avec des jeux de densité et de transparence qui filtrent la lumière pour créer l’atmosphère chaleureuse d’un foyer vivant. L’hospitalité et la commensalité sont au cœur des intentions de l’artiste et se retrouvent dans chaque détail de l’installation : une fontaine qui permet de se désaltérer, une soupe qui mijote à déguster. Elle nous invite à partager une table commune, à expérimenter de nouvelles manières de relationner autour de l’alimentation, mais également à intégrer un flux d’échanges réciproques entre les êtres et les objets.

Vue de l’expo­­si­­tion Soupe Primordiale de Tiphaine Calmettes,
Bétonsalon – centre d’art et de recher­­che, Paris, 2022. Image © Pierre Antoine

La terre et les artefacts qui s’en détachent ne sont pas figés, mais accueillis dans leur perméabilité et leur agentivité. Le caractère indiciel de la terre dépend aussi bien de l’action de la main de l’artiste que des forces imprévisibles de la cuisson. Sous l’effet de la chaleur, se forment parfois des concrétions, lichens minéraux qui font partie intégrante de la cocréation. En effet, Tiphaine Calmettes met en pratique l’anthropologie de Tim Ingold, qui propose de penser le faire non plus comme projet mais comme processus de croissance.

Dans un corps à corps avec la matière, sans finalité arrêtée, l’artiste unit ses forces et s’insère avec humilité dans des processus du vivant déjà en cours. Au gré des rétractations, craquelures, des fissures, des cassures, Tiphaine Calmettes recrée un « monde né d’une déchirure », comme l’a écrit Philippe Jaccottet. Ce monde du sensible et du sensoriel fait voler en éclat limites mentales et divisions physiques : celles projetées sur le monde qui nous entoure, y cherchant sans cesse une prévalence humaine ; celles imposées à la matière par une main extérieure contraignante ; celles qui heurtent et dénaturent les interactions spontanées entre les êtres.

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Image en une : Vue de l’expo­­si­­tion Soupe Primordiale de Tiphaine Calmettes, Bétonsalon – centre d’art et de recher­­che, Paris, 2022. Image © Pierre Antoine


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