(Con)Vivências

par Ilan Michel

Le 19, Centre régional d’art contemporain, Montbéliard, 25.05- 1.09.2019

« traverser s’asseoir sauter / s’asseoir sauter traverser / sauter traverser s’asseoir… sans vouloir, sans savoir ». La litanie du poème de Ricardo Basbaum résonne dans la peau du spectateur du 19. La pièce sonore accompagne la sculpture de grilles métalliques modulables au cœur du centre d’art et invite à y entraîner son corps (Conjs, 2013). À l’heure du mépris affiché pour la culture, l’éducation et les plus précaires par le président Jair Bolsonaro, « (Con)Vivências » traduit l’espoir des expériences sensorielles et collectives menées au Brésil depuis les années 1950. Adeline Lépine, la commissaire par ailleurs en charge de la plateforme Veduta pour la Biennale de Lyon, a été invitée à concevoir un projet autour de la notion de transmission – à une époque où le participatif est devenu un leitmotiv. Suite à la résidence d’un an qu’elle a menée à Rio de Janeiro en 2015, c’est à « une certaine histoire de l’art brésilien » (écrit-elle) qu’elle a souhaité nous convier avec le mouvement néo-concret comme point d’ancrage. À rebours d’un art abstrait géométrique fondé sur des règles objectives, le concret revendiqué par le groupe en 1959 est imprégné de la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty : c’est « la chair du monde1 » dans ses implications sensorielles, subjectives et politiques qui est explorée ici sous une forme relationnelle. Vivencias est un terme emprunté à Hélio Oiticica et Lygia Clark, artistes fondateurs du mouvement, qui désignent ainsi les situations qu’ils mettent en place. À l’entrée du 19, une sculpture de l’artiste brésilienne ouvre le bal : Bachiana (1962). Il s’agit de l’une des plus belles réalisations de la série des Bichos [bêtes] initiée par l’artiste à son retour au Brésil après ses années de formation parisienne. L’objet fascine. Composé de plaques d’aluminium doré articulées et manipulable à l’origine, il est aujourd’hui figé par les normes de conservation muséales. Hommage aux variations infinies du compositeur Jean-Sébastien Bach, à la fois coupante et sensuelle, l’œuvre donne le ton de cette exposition aux allures de « caméléon kaléidoscopique » (Hélio Oiticica dans le film d’Ivan Cardoso, H.O., 1979).

Ricardo Basbaum, Would you like to participate in an artistic experience ? [Voulez-vous participer à une expérience artistique ?], 1994-2019, diagramme ; Conjs, sculpture/installation, 2013, dimensions variables. Collection Centro de Arte Dos de Mayo, Madrid ; Laura Taves, Eu sou o mundo inteiro [ Je suis le monde entier], 2019, carreaux de céramique, papier à cerf volant, manifeste. En collaboration avec João Rivera. Photo : Angélique Pichon / Le 19, Crac

Quand je suis arrivé ce jour-là, se tenait à quelques mètres de là une sculpture métallique blanche en forme d’évier (Ricardo Basbaum, Would you like to participate in an artistic experience ?, depuis 1994). La sculpture se trouve être un multiple dont la fonction revient à l’individu qui en a la charge, ce dont témoigne de façon burlesque la vidéo documentant ses activations. Les artistes Oliver Bulas & Felix Luna Rocher avaient choisi d’en faire un bar à cocktail mais aussi un support de médiation sur l’histoire de chaque liqueur ! Tout cela se déroulait entre une conférence, l’apprentissage d’une méthode d’éducation musicale passant par le corps (O passo) ou un buffet de raviolis à composer soi-même. C’est alors que nous faisions l’expérience de la convivencia [coexistence], avec des activités qui relevaient davantage de la fête de maison de quartier que de la convivialité feinte de beaucoup de centres d’art contemporain. Le plaisir pris à cet instant reléguait les œuvres de l’exposition dans un temps passé et révélait d’autant plus leur nature d’archive. Il n’est pas aisé de faire cohabiter des traces avec une pulsion similaire à celle qui les a vu naître.

Ricardo Basbaum, Would you like to participate in an artistic experience ? [Voulez-vous participer à une expérience artistique ?], 1994-2019, diagramme ; Conjs, sculpture/installation, 2013, dimensions variables. Collection Centro de Arte Dos de Mayo, Madrid ; Photo : Angélique Pichon / Le 19, Crac

Les photographies collées aux murs documentant les actions poétiques et participatives organisées durant la dictature militaire par Hélio Oiticica ou Frederico Morais (chargé des cours éducatifs du Musée d’art moderne de Rio de Janeiro) paraissent si lointaines à côté des enfants de Montbéliard jouant dans le grand hamac du collectif Opavivará!. Rede social (2019), qui désigne à la fois le réseau et la toile suspendue, se retrouve fixé aux poutres grinçantes de l’ancien atelier Peugeot quand le dispositif appelle à sortir du white cube. Un des atouts du 19 tient à la variété de ses espaces qui sont autant de refuges pour l’attention et d’invitations à retrouver sa solitude au détour d’une cimaise. « Quand vous sentez-vous invisible ? » est l’une des questions posées par l’artiste, architecte et urbaniste Laura Taves aux habitants de Montbéliard et de son agglomération, après avoir fait rebaptiser les noms de leurs rues par ceux de Maré, un immense complexe de 16 favelas à Rio. Les réponses ont été retranscrites sur du papier à cerf-volant utilisé au Brésil et juxtaposées de haut en bas, telle un grand horizon maritime évoquant une mosaïque d’azulejos (Eu sou o mundo [Je suis le monde entier], 2019). La réappropriation du territoire comme pratique thérapeutique est également à l’œuvre dans la vidéo de Cristina Ribas et Lucas Sargentelli qui suivent une femme dans les décombres d’une favela de pêcheurs située à l’ouest de Rio et détruite pour préparer le terrain aux Jeux Olympiques de 2016 (Se promener, et s’en aller, 2019). Les actions de résistance présentées ici témoignent de projets menés avec les habitants sur le long terme et qui nous parviennent par fragments (vidéos, édition d’un glossaire de résistance, photomontages imprimés sous forme d’affiches). Elles résonnent le Manifeste anthropophage (1928) d’Oswald de Andrade qui prône l’ingestion de la culture du colonisateur pour la modeler à l’identité brésilienne ainsi fortifiée. Dans cette constellation, Jonathas de Andrade fait figure d’exception. Seul artiste de l’exposition basé hors de Rio, à Récife, c’est aussi le mieux identifié par les institutions et le marché. On a pu apprécier son travail à la Cité internationale des arts en 2011, à la 12e Biennale de Lyon en 2013-14, et à Art Basel cette année dans la section Unlimited avec une installation photographique questionnant la perception du corps métissé au Brésil, dans une esthétique proche de l’Américaine Lorna Simpson, avec Eu, mestiço (Me, mestizo) (2017).

OPAVIVARÁ !, Rede social [Réseau social], 2019, 4 hamacs cousus ensemble. Photo : Angélique Pichon / Le 19, Crac

Adoptant la métaphore, le film O Peixe [Le Poisson] (2016) plonge dans des émotions archaïques. Dans le Nordeste, l’artiste suit le quotidien des pêcheurs du fleuve San Francisco. Tirer les filets, ramer, dormir sur la barque, écouter son répondeur téléphonique… Les corps sont saisis dans des moments d’attente et cadrés avec sensualité, jusqu’à l’étreinte entre l’homme et l’animal. Comme un ange de la mort, chaque pêcheur berce la proie qui frémit d’un sursaut de vie et tente de fuir. On ne sait ce qui se transmet dans cette agonie : une dernière marque de gratitude de l’homme à l’animal ou un secret recueilli dans le silence. Le rituel mis en scène par l’artiste se répète avec sérénité d’une séquence à l’autre, avec une surprise toujours renouvelée. Le projet conduit au 19 a donc le mérite d’ouvrir des brèches en mettant l’accent sur la diversité des contextes quand le regard européen tend à les uniformiser. En enregistrant la mémoire singulière des habitants, les projets réunis ici prennent souvent la forme documentaire. C’est à la fois la force et la limite d’une proposition qui déplace l’expérience au-delà des limites de l’espace d’exposition et questionne la notion même de centre (d’art).

  1. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 302.

Image en une : Jonathas de Andrade, O Peixe [Le poisson], 37’, 16mm transféré en vidéo HD, son 5.1, 16:9 (1.77), 2016. Courtesy Jonathas de Andrade ; Galleria Continua, San Gimignano / Beijing / Les Moulins / Habana. Photo : Meghan Marchetti.


articles liés

Erwan Mahéo – la Sirène

par Patrice Joly

Helen Mirra

par Guillaume Lasserre