Dena Yago

par Ingrid Luquet-Gad

De l’esthétique des réseaux à l’esthétique du précariat

La technologie a créé une nouvelle esthétique. À l’énoncer, on voit déjà de quoi on parle. Voici que s’élèvent depuis l’espace climatisé des datacenter les fantômes que l’on croyait définitivement cryogénisés. On les voit venir, on sent déjà sur notre nuque leur souffle tiède à l’odeur de phtalates et de brumisateurs d’ambiance : les plantes vertes, les Macbook, les tapis de yoga, les baskets Nike, les gel douche Axe, les impressions grandeur nature de stock photo des années post-internet ! Mais avant de crier à l’attaque de zombies des clichés de l’art post-internet des années 2010, il faut encore préciser l’énoncé de départ. L’esthétique dont il est question ne concerne pas ce geste bien conscient d’artistes qui, ironiquement fascinés, ou célébratoirement anxieux, décidèrent de faire un sort au présent en en poussant à bout les rouages, et les signes extérieurs. Il ne s’agit pas d’une démarche, d’un mouvement, d’une mouvance, d’un post- ou d’un -isme, ni quoi que ce soit d’autre que l’on nommerait positionnement par rapport à un système de discours et de pratiques, par rapport à une histoire et à des institutions – c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’art. Non, il s’agit de constater un processus sans sujet, un fait avéré à la contagion si étendue qu’elle autorise cette généralité : la technologie a créé une nouvelle esthétique.

Dena Yago, The Punishment Begins, 2014. Impression numérique sur aluminium, aluminium découpé au laser, 70 × 50 cm. Courtesy Dena Yago; High Art, Paris.

Certains la nomment, au sens où ils l’identifient a posteriori et, dans ce cas, ils parlent alors de « AirSpace ». Le terme apparaissait notamment au détour d’un article de The Verge1, désignant l’étrange géographie produite par une harmonisation mondialisée des goûts. En raison de l’influence d’applications comme Foursquare, AirBnb ou WeWork, il est possible de voyager sans friction en circulant entre des espaces rigoureusement similaires. Or, souligne encore l’article, cette homogénéisation ne provient pas de l’emprise planétaire d’une chaîne qui posséderait des succursales à travers le monde. Ce n’est pas, ou plus, l’ère McDonald, Starbucks ou H&M. Non, cette similarité est due à aux décisions indépendantes de dizaines de milliers de personnes, agissant en accord avec leur goûts, standards et critères personnels propres, indépendants et pourtant tous pareils. Énoncer que la technologie a créé une nouvelle esthétique ne veut pas dire que l’esthétique traduise l’idée d’un certain futur fantasmé, si proche soit-il, que l’on postulerait plus ou moins corrélé à un développement technologique visible : rutilant, chromé, fluide, lisse et tout en courbes.

L’esthétique que nous souhaitons aborder et qualifier ici n’a rien de la fétichisation futuriste et naïvement optimiste de cette décennie désormais résolument derrière nous. Pas d’effets moirés-mouillés, de corporatisme érigé en moodboard, de gadgets technologiques arborés comme autant de membre prosthétiques. Au moment présent depuis lequel nous parlons, la technologie est à prendre au sens de plateformes — ces « infrastructures numériques qui permettent à deux ou plusieurs groupes d’interagir2 » plaçant au centre de leur modèle l’extraction de données — et, plus concrètement, d’applications dont le monopole finit par se substituer aux structures culturelles ou politiques usuelles. Plutôt qu’une esthétique délibérément identifiable comme nouvelle, autre ou singulière, la technologie, son emprise bien réelle et non plus seulement son image, a donc, étonnamment, produit une esthétique nostalgique, à base de la répétition d’une litanie où l’on retrouverait alors du bois brut, des lampes d’usine, de menues décorations, de la nourriture biologique. Cela a tout à voir avec la structure du capitalisme par plateformes, qui place au centre une nuée de particuliers, travaillant en pair-à-pair avec d’autres particuliers, dans l’illusion d’une horizontalité alors même que les détenteurs de la logistique pèsent désormais sur un monopole encore plus écrasant. Et pourtant, tout repose sur un subterfuge consistant à  encourager la diffusion d’une esthétique résolument DIY et customisée, craft et artisanale afin de donner le change à l’emprise des grands groupes impersonnels – méchants, mauvais, on sait cela. Cette esthétique est à son tour déprofessionnalisée : celle vintage, faite main, typique et rustique et surtout, d’un faux localisme hors-sol, qui se retrouve similaire, sinon identique aux quatre coins du globe, dans les espaces fréquentés par la classe créative mobile et freelance, locavore et conquise à l’upcycling.

Dena Yago, Remove the Inside and the Soul Remains, 2016. Caoutchouc de qualité industrielle 100 × 90 cm. Courtesy Dena Yago, High Art, Paris.

Dans l’exposition « Force Majeure » de Dena Yago à la galerie High Art à Paris l’an passé, cette esthétique du « AirSpace »  apparaissait requalifiée sous la forme d’un néo-pastoralisme. Ici et là dans l’espace de la galerie venaient pendre place des rosaces et lettrages découpés en feutre dont la composition minutieusement ciselée renvoyait directement aux motifs des broderies des Quakers et, indirectement, à cette prédilection pour le fait main que nous venons d’évoquer. Dans la pratique de l’artiste, le feutre découpé s’est depuis quelques années imposé comme un trope récurrent, avec de grands panneaux suspendus dans l’espace à la manière de tentures, ou laissés choir du mur comme autant d’écorchés. Jusqu’ici, il s’agissait le plus souvent de lettrages, plus rarement de scènes figuratives découpées. Par le choix du feutre, on percevait instinctivement, et à la suite de Joseph Beuys ou de Robert Morris, la présence d’un presque-corps, un substitut de chaleur enveloppant et rassurant. Aux motifs géométriques se rajoute également la référence au travail manuel et à l’ouvrage de précision, à ses valeurs contemplatives et méditatives. Le pastoralisme en question, chez l’artiste américaine, se référerait alors également, et plus précisément, à l’éthique de travail du protestantisme, bénéfique également pour l’individu par les vertus calmantes et rassurantes de l’ouvrage bien fait, rejoignant en quelque sorte les idéaux célébrés de soin et de #selfcare. Cette question du soin, et pour le dire avec un terme dont est friand le branding actuel, du care, s’incarnait également à travers l’autre ensemble de pièces de l’exposition. Sur deux panneaux de grande taille posés au sol était peinte d’un mélange d’acrylique, tempera, craie et charbon, une orchidée humanoïde.

Dena Yago, Force Majeure, 2019. Mdf, acrylique, tempera, craie et fusain, 245 × 185 × 3 cm. Courtesy Dena Yago, High Art, Paris.

À taille humaine ou un peu plus grande, celle-ci apparaissait en personnage de cartoon, équipée d’une paire d’yeux blasés ou déçus, d’une bouche pour fumer (ou plutôt « vaper », car qui fume encore vraiment ?), de bras-feuilles pour faire tomber un amoncellement d’emballages et de deux pieds chaussés de baskets dans l’air du temps, c’est-à-dire balenciaguesquement trop grosses. Chez Dena Yago, la fleur-cartoon, elle aussi un motif récurrent de sa pratique récente3, prend une signification bien spécifique. La fleur, fragile et exigeante, disposée sur les bureaux des espaces de coworking et des compagnies à la pointe du progrès, incarne cette ironie grinçante : la fleur qui orne le bureau des travailleurs survit par un soin méticuleux et quotidien alors même que ceux-ci sont à la merci d’être remplacés au premier signe de faiblesse, alors que la privatisation croissante de tous les secteurs prive la plupart des travailleurs d’une couverture sociale. L’orchidée qui vapote les yeux dans le vague, l’orchidée qui contient tant bien que mal une multitude d’emballages dans les bras sait qu’elle est forcée de faire bonne figure, de cacher les longues tiges qui flageolent : après tout, elle fait partie de l’élite créative, elle est libre, elle est flexible, elle est mobile, elle est privilégiée.

S’il est question d’esthétique du travail, c’est que les signes extérieurs que nous évoquions, le faux artisanal et ce qui, chez l’artiste, se retrouve sous la référence à un pastoralisme de pacotille, correspondent à une stratégie de branding, soit un subterfuge consistant à faire passer une condition subie pour un privilège choisi à travers la définition de codes suffisamment identifiables et désirables pour implanter puis consolider jusqu’à la fossiliser, l’idée qu’il faudrait en réalité appeler liberté la précarité. On connaît, depuis le tournant des années 2000, la notion du « capitalisme artiste » identifiée par Luc Boltanski et Eve Chiapello4 expliquant comment la créativité, l’inventivité, l’emploi à la tâche et l’absence de distinction entre vie professionnelle et privée, d’ordinaire le lot des travailleurs de l’art, a ruisselé de ce secteur d’exception pour s’imposer comme modèle pour l’entreprise. Mais le constat restait flou sans une esthétique et un style pour l’incarner. Désormais, à l’instar de l’expansion de l’esthétique AirSpace résultant de la concordance instrumentalisée d’une multitude de volontés individuelles, se développe à côté de l’ordinaire et éternelle précarité des laissés-pour-compte un autre type de précarité : le précariat des dites élites créatives.

Dena Yago, Rope and Lead (detail), 2018, Laine pressée, broderie à la main, breloques en étain, acier, 266,7 × 144,8 × 5,1 cm. Courtesy Dena Yago, High Art, Paris

Le précariat est un tribalisme appareillé d’un certain nombre de signes extérieurs et Dena Yago les circonscrit mieux que quiconque, notamment lorsqu’elle se penche sur la nourriture de bureau, depuis les photographies de son premier solo-show « Esprit » (2011), des scans de divers snacks healthy et autres compléments alimentaires, jusqu’au récent article de Frieze sur la « cafétéria de Reddit », sur l’emprise affective exercée sur les corps des travailleurs par l’offre de nourriture en entreprise – en ce qui concerne l’environnement de travail du précariat, celle-ci est varié, saine, éco-responsable et branchée.Il faut dire que ces stratégies de branding, Dena Yago les connaît bien. En 2010, à 22 ans, elle co-fonde à New York avec Greg Fong, Sean Monahan, Emily Segal et Chris Sherron le groupe de consulting K-HOLE qui, jusqu’en 2015, publiera sous forme de PDF des compte-rendus de prédiction de tendances, le plus souvent à l’occasion d’événements artistiques et devenant, dans le cas notamment du concept de « normcore », parfois de véritables phénomènes viraux. Aujourd’hui encore, elle continue d’avoir un pied dans le monde des grandes compagnies de la Silicon Valley — passée en tant que consultante par Tesla ou Hulu, elle a ensuite co-fondé Are.na — l’autre dans celui de l’art ; deux modes d’organisation du travail et deux idéologies qui s’indistinguent de plus en plus et semblent souvent fusionner.

Les deux tropes, le feutre ouvragé et les tons pastel, participant de l’esthétique du précariat  ouvrent sur un espace utérin où l’impression d’un temps cyclique et répétitif masque la probabilité de la rupture subite qu’induit le travail par projets. Chacun est rassuré, bercé, endormi6, tant et si bien que cette masse sans cesse croissante et comme autogénérée du précariat n’a de la possibilité de classe sociale que le nom : chacun se sentant dorloté et privilégié, certain d’agir en tant qu’individu créatif récompensé de ses mérites par son accès au mode de vie du AirSpace, aucun n’aura jamais idée de s’unir avec son semblable et d’oser regarder en face l’effondrement des garde-fous à l’extension sans limites du néolibéralisme érigé en principe de gouvernement.

Avant de s’attaquer de front aux codes du précariat, Dena Yago mettait en scène une certaine confusion émotionnelle de nos réflexes brouillés à force d’être entraînés, dès la petite enfance, à éprouver de l’empathie pour des cartoons imaginés par de grande entreprises du divertissement, avant de perpétuer les mêmes réflexes, adultes, en éprouvant des sentiments d’attachement pour des produits ou des marques. Lors d’« In Escrow», sa précédente exposition à la galerie en 2016, elle présentait une version tout aussi pastel, maladive, dérangeante et cartoon d’Alice au Pays des Merveilles que l’on retrouva par la suite dans « The Shortest Shadow », son exposition à Atlanta Contemporary en 2018. Auparavant, l’artiste avait réalisé un certain nombre de séries autour des animaux domestiques des grandes villes, sortes d’équivalents assez limpides, lorsqu’on les considère à la lumière des oeuvres postérieures, des travailleurs du précariat. Chouchoutés et tenus en laisse à la fois, l’un conditionnant l’autre, le care flirtait déjà toujours chez elle avait la contrainte, qu’il s’agisse des photographies de chiens en laisse ou en muselière de l’exposition « You and You’re People » à Boatos Fine Arts à Sao Paolo en 2014, au cadre serti de précieuses lettres-grigris ou, plus récemment, des animaux de soutien affectif de Fade The Lure5, recueil de poèmes et de photographies où s’éprouve l’atomisation des relations humaines et de tout sens de communauté, un manque temporairement pallié au moyen de substituts canins plutôt que d‘un retournement contre le système oppressant qui en est la cause.

Vue de l’exposition Dena Yago, Heck & The Divested Set, Sandy Brown, Berlin 2016

Artiste et poète, théoricienne et startuper, Dena Yago part de son expérience personnelle du monde du travail, d’un certain monde du travail, cette forme de servitude volontaire qui donne sa réalité au précariat. D’une certaine manière, tout, chez elle, renvoie au branding, qu’elle en exhibe plus explicitement les rouages en juxtaposant le mot et l’image (les lettrages dans l’espace, les ouvrages de poésie), ou qu’elle se contente d’en montrer en acte l’efficacité (le feutre, les cartoons, les codes de la nourriture). Plus que tout autre organisation du travail, le stade avancé du néolibéralisme a besoin de l’esthétique pour susciter l’adhésion à son projet, pour que chacun non seulement s’y soumette et le tolère, mais l’applaudisse des deux mains, en étende l’emprise, jouisse d’en être et, surtout, se sente élu, distingué, d’avoir intégré une élite aux codes si clairement identifiables et perpétuables, justifiant alors tous les sacrifices et, en premier lieu, la soumission du corps : à défaut d’être libre comme l’air, on est du moins accueilli dans le « AirSpace ». Partant de son expérience personnelle, c’est-à-dire d’affects tels qu’ils ont été éprouvés, ambigus et complexes, les œuvres de Dena Yago sont à leur tour d’une matérialité suggestive, de la séduction évanescente du croquis ou de l’esquisse car, célébrer ou dénoncer, ce serait reproduire les rouages du stade avancé du néolibéralisme qui détourne l’art et l’esthétique pour implanter ses logiques.

1 Kyle Chayka, « Welcome to Airspace. How Silicon Valley helps spread the same sterile aesthetic across the world », The Verge, 3 août 2016.https://www.theverge.com/2016/8/3/12325104/airbnb-aesthetic-global-minimalism-startup-gentrification

2 Nick Srnicek, Platform Capitalism, Londres, Polity Press, 2017.

3 Voir notamment la conférence au Pogo Bar à Berlin « Dena Yago. On Orchids & Precarity », le 29 juin 2019 et l’article « What Affective Labour Has to Do with Reddit’s Corporate Cafeteria », Frieze n°205, Septembre 2019.

4 Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Tel Gallimard, 2001.

5 La kétamine, tranquillisant pour chevaux devenu drogue de prédilection des années 2020, Dena Yago, « On Ketamine and Added Value », e-flux Journal #82, mai 2017.

6 Fin 2019 elle publiait Fade the Lure, Paris, After 8 Books.

7 Au sens où Hal Foster dans son recueil d’essais Bad New Days (New York, Verso Books, 2015) parle d’ « exacerbation mimétique » (« mimetic exacerbation »).

Image en une : Dena Yago, Force Majeure, 2019. Mdf, acrylique, tempera, craie et fusain, 245 × 185 × 3 cm. Courtesy Dena Yago, High Art, Paris.


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