Josephine Meckseper

par Ilan Michel

« La sensation d’une machine […] dont le branle aurait gagné jusqu’aux étalages1 » écrit Émile Zola dans Au Bonheur des Dames— sentiment de terreur et de fascination éprouvé face aux techniques marketing des grands magasins. On retrouve dans cette première exposition personnelle en France de Josephine Meckseper (1964) la même séduction du produit bon marché et, plus encore, l’attirance pour l’engrenage lui-même. La première vision est celle d’un vase au motif zébré, entre le design italien Memphis, la sculpture de Brancusi, et le pot à balai-brosse. Un ustensile qui pourrait bien servir à récurer le fétichisme de la marchandise. Dans la vitrine-cimaise qui introduit l’exposition de la HAB Galerie — et dérobe aux regards le reste du déballage — tapis de salle de bain, bouillotte, cravate, balayette, brosse et collants féminins sous plastique ménagent de troublantes accointances avec l’abstraction géométrique. Un vinyle d’Amanda Lear apporte une touche glamour à la photographie d’une manifestation contre la guerre en Irak, à Washington. Une autre image, prise à Berlin après des affrontements, fait apparaître un chariot de supermarché désossé ayant servi de bûcher. Plus loin, une domestique en tablier blanc a retiré ses bottines. Elle attend (un changement ?). Le ton est donné dans cette mise en scène qui dit l’esthétisation de la politique2, quand l’activisme devient un simulacre sous l’œil de la caméra.

Vue de l’exposition « Josephine Meckseper », Hab Galerie, Nantes. Photo : Fanny Trichet.

Dans l’ancien hangar, l’espacement entre les pièces permet de mesurer leur pouvoir d’attraction. Au centre, un bunker en aggloméré et mousse de polystyrène (Untitled (Bunker)) jouxte une sculpture de chevalet de pompage de pétrole (Untitled (Oil Rig No. 2)). En 2012, deux structures motorisées similaires avaient été placées sur un chantier de Times Square, à Manhattan. En déplaçant les pompes observées au Texas au cœur de la grande ville, l’artiste créait le trouble et ramenait les motifs inavoués de la guerre en Irak de 2003 sur le devant de la scène ; il eut été plaisant de voir ici la machinerie mise en marche pour souligner sa dimension sexuelle.

Vue de l’exposition « Josephine Meckseper », Hab Galerie, Nantes. Photo : Fanny Trichet.

Meckseper garde de ses études à CalArts un goût pour les mises en scène d’actions et d’objets violent·e·s, hérité des « néo avant-gardes comme les Situationnistes». Cette portée critique, qui se manifeste dans des assemblages évoquant depuis 2000 les vitrines commerciales4, la rapproche des appropriationnistes des années 1980 : une dénonciation du marché par les formes du marché lui-même, aussi glissant que cela puisse paraître5. L’artiste, d’origine allemande, évoque alors les engagements politiques de sa grand-mère proche de la Fraction Armée Rouge. Pourtant, son utilisation du readymade rappelle les étagères d’objets en série d’Haim Steinbach, la séduction capitaliste. Sa production récente de peintures abstraites réalisées à partir de brosses et de ventouses pour déboucher les toilettes, à la lisière de la parodie, semble réduire l’art abstrait à ses signes les plus médiatisés (Sieben Sieben Sieben Sieben Sieben, 2016)6. Les réclames de slips en solde redessinés par des lignes Malevitch n’ont jamais été aussi efficaces. Le système de reprises flirte alors avec le simulationnisme.

Plusieurs pièces d’autres artistes, sorties des réserves du Frac, sont disposées sur des étagères recouvertes de miroirs. Alors que celles de Carquefou, où se tient le second volet du projet, réinscrivent le travail dans une généalogie artistique ou personnelle de façon parfois illustrative (Louise Lawler, VALIE EXPORT, Sherrie Levine, Martha Rosler, Johannes Kahrs…), celles de Nantes y gagnent en profondeur : les gants de la main gauche empilés par Jason Dodge rendent visibles les membres fantômes sur lesquels reposent le système marchand (Left gloves bound in silver), alors que la couleur d’un bol réfléchie sur le ventre de Michel Gerson matérialise à l’infini la marque de l’objet manufacturé sur le corps (Mimétisme, 1997). Dans un angle, la sculpture minimale de Melanie Counsell (a.i.b., 2006) recrée un enclos qui enferme une peinture de Meckseper et implique le corps du consommateur : enjamber l’œuvre ou se tenir à distance ? Les œuvres recourent à maintes reprises à la métaphore du combustible et du véhicule, symboles du pays de résidence choisi par l’artiste. Les pièces détachées d’automobiles de luxe forment autant d’attributs sexuels : feux avant suspendus à un présentoir en nickel, pneus en caoutchouc sur convoyeur. Bien roulée, la marchandise excite le client, mais n’offre que du vide. La paroi occidentale du hangar reflète jusqu’aux lettres miroitantes de Monica Bonvicini qui nous refusent la possession tant désirée (Not For You, 2006).

Vue de l’exposition « Josephine Meckseper », Frac des Pays de la Loire, Carquefou. Photo : Fanny Trichet.

Si l’artiste suggère que la ligne de montage peut dérailler (Sabotage on Auto Assembly Line to Slow it Down, 2009), comme cela eut lieu en 2009 avec le dépôt de bilan du constructeur General Motors avant que l’État américain ne le nationalise, les produits restent ici rutilants, tout juste sortis de l’usine. À la différence de Cady Noland — de dix ans son aînée et que Meckseper connaît bien — qui reléguait l’objet au rang de déchet, de rebut, la marchandise retrouve ici son statut d’icône exacerbée par le Pop Art. La critique emprunte alors au collage : c’est par le recours au montage que les films publicitaires produits par Ford, Toyota, Mazda et bien d’autres révèlent l’accumulation grotesque d’effets spéciaux qui en font des machines de guerre (0% Down, 2008). L’accusation se fait encore plus nette quand des images du centre commercial de Minneapolis se mêlent, dans un télescopage appuyé, aux vidéos d’enrôlement militaire (Mall of America, 2009). Martha Rosler avait elle aussi, en son temps, fait usage du photomontage pour dénoncer la guerre du Viêt-Nam7. Si la critique est toujours d’actualité, la forme ne serait-elle pas désormais surannée ?

Vue de l’exposition « Josephine Meckseper », Frac des Pays de la Loire, Carquefou. Photo : Fanny Trichet.
  1. Émile Zola, Au Bonheur des Dames, Paris, G. Charpentier, 1883, p. 17.
  2. Voir Walter Benjamin, « L’auteur comme producteur » (1934), in Essais sur Brecht, La fabrique éditions, 2003.
  3. « J’ai poursuivi des modèles de néo-avant-garde, comme les Situationnistes et l’Angry Brigade, lors d’un événement de 24 heures avec un groupe de cinq étudiants de CalArts sur un toit à Los Angeles », Monika Szewczyk, entretien avec Josephine Meckseper, Flash Art, 11 avril 2016, https://flash—art.com/article/josephine-meckseper/ (notre traduction)
  4. Une vitrine a été présentée à l’IAC de Villeurbanne lors de la 8e Biennale d’art contemporain de Lyon, « Expérience de la durée », 2005 (cur. Nicolas Bourriaud, Jérôme Sans).
  5. « Ce type de vitrines est délibérément conçu pour un contexte commercial, tel qu’une foire ou une galerie, anticipant toute illusion quant à leur instrumentalisation et à leur absorption dans un système d’économie libérale », Monika Szewczyk, art. cit.
  6. Voir Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981.
  7. Voir Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La fabrique éditions, 2008, p. 30-55.

Image en une : Vue de l’exposition « Josephine Meckseper », Hab Galerie, Nantes. Photo : Fanny Trichet.


HAB Galerie, Nantes, 9.02_21.04.2019 ; Frac, Carquefou, 9.03_26.05.2019


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