Nicolas Bourriaud, entretien (2008)

par Aude Launay

Il a synthétisé l’artiste en écosophe (Esthétique relationnelle, p. 105 et sq.), en postproducteur (Postproduction), en programmateur (Formes de vie, p. 167), en sémionaute (Playlist), en vecteur temporel (Expérience de la durée). On le retrouve aujourd’hui s’intéressant à des artistes qui fouillent notre présent comme les vestiges d’une civilisation perdue, des artistes dont les œuvres « peuvent constituer un commencement d’évocation de la condition de l’après », comme le dirait Hal Foster. On a donc interrogé Nicolas Bourriaud au sujet de l’importance des stratégies asynchrones des artistes d’aujourd’hui.
Vous avez réuni, pour vos expositions récentes, notamment Strates à Murcia et très bientôt La consistance du visible à la Fondation Ricard, de jeunes artistes dont la particularité est un certain regard vers le passé, une importation dans notre présent de techniques, d’éléments plus anciens et historiquement marqués. Je pense évidemment à Cyprien Gaillard, mais aussi à Raphaël Zarka, Lara Almarcegui, Diego Perrone, Laurent Tixador & Abraham Poincheval… Ce réinvestissement du passé comme un matériau est ce qui semble véritablement démarquer les artistes de la génération 00 de celle des 90’s, qui utilisaient plus volontiers les éléments présents s’offrant à eux dans une contemporanéité brute. Vous-même vous placez souvent sous la tutelle de grands penseurs de l’art contemporain, comme Restany et Lamarche-Vadel que vous citez régulièrement comme les deux derniers critiques – même si le terme de critiques ne suffit évidemment pas à circonscrire leur pratique – ayant réussi à faire émerger un « mouvement ». Est-ce, selon vous, une façon de dire que n’ayant peut-être plus trop à espérer, le passé, dans la maîtrise du temps qu’il offre intrinsèquement, est le dernier rempart avant ce futur qui commence aujourd’hui ? L’archéologie serait-elle en passe de devenir notre nouvelle science-fiction ?
Tout d’abord, je ne suis pas certain que ce « réinvestissement du passé comme matériau » puisse servir à établir une ligne de partage entre l’art des années 1990 et celui de la décennie en cours : par exemple, mon essai Postproduction (1) parle peu ou prou de la même génération d’artistes que le précédent, Esthétique Relationnelle (2), et il s’attache à analyser à la fois un certain rapport au passé, considéré comme une boîte à outils, et un mode de relation aux formes artistiques historisées, basé sur l’usage. La dimension archéologique de la pratique artistique est par ailleurs évidente chez Mark Dion, déjà au début des années 1990. Est-on si certain qu’il s’agit, pour la génération des années 1990, de « contemporanéité brute » ? Le seul artiste qui me vienne à l’esprit pour illustrer cette notion, ce serait Pierre Joseph. Et encore : lorsqu’il présente un paintballer, l’un de ses « personnages vivants à réactiver », il le place devant un Robert Delaunay. Philippe Parreno se situe moins du côté de la contemporanéité que de celui de l’anticipation. Mais là encore, son œuvre est également traversée par des fantômes, tels René Daumal, Rauschenberg et bien d’autres. Quant à Liam Gillick, pour prendre un autre artiste avec qui j’ai beaucoup travaillé, il suffit de relire son Erasmus is late de 1996, archéologie du Londres victorien, pour voir à quel point son univers est hanté par l’histoire. Ce qui change sans doute au tournant des années 2000, c’est sans doute que le présent est devenu la chose du monde la mieux partagée, si vous me permettez l’expression… Un terme pose problème, celui d’art « contemporain » : de quoi l’est-il ? À mon sens, d’un certain état de la production globale, qu’il s’agisse de production d’objets ou de relations sociales. Trop d’artistes pensent qu’ils ou elles sont d’emblée « contemporains » : encore faut-il préciser de quoi ils ou elles le sont, au-delà du dernier numéro d’Artforum. Sans doute la réévaluation du passé dans l’art des années 2000 relève-t-elle de cette exigence, transformant la nature de la question : quel est mon rapport aux racines du présent, de quel récit suis-je le contemporain ? L’art est une table de montage alternative du scénario de la réalité, et ces artistes s’attachent aux codes et aux récits qui composent notre actualité, dont certains proviennent du plus lointain passé.
Pour en revenir à cette césure entre les années 1990 et la décennie suivante, peut-être pourrait-on parler d’un mouvement « fin de siècle » en retard : étrangement, un goût pour le maniérisme et le baroque a succédé à des pratiques apparemment plus centrées sur l’anticipation immédiate ; mais il s’agit là de deux formes de décalage, de refus de la dictature du « direct ». Les expositions organisées par Émilie Renard ou Alexis Vaillant, pour citer deux curateurs français talentueux, jouent de ce baroquisme afin de montrer la relation bifurquante à l’histoire des formes qu’ont les artistes de cette nouvelle génération. Cette colonisation du présent par le passé s’étend d’ailleurs au domaine de la forme; j’entends par là que le modèle de « l’œuvre d’art » lui-même est en voie d’implosion, cerné par des formations hétérogènes et complexes. Pour l’exposition La Consistance du visible que j’organise à la Fondation Ricard, à l’occasion du dixième anniversaire du prix du même nom, mon browser n’est autre que la pensée de Roger Caillois. Au début de Cohérences aventureuses, il y a cette typologie qui m’obsède depuis longtemps : « Les formes sont produites, il me semble, par accident, par croissance, par projet ou par moule ». La tendance est à l’indifférenciation totale de ces quatre notions, qui nous permettent de repenser ce que Caillois appelle « la concurrence entre l’art et la vie » à l’ère des réseaux.
Vous parlez de la « maîtrise du temps » que permet le passé : mais peut-on parler de maîtrise ? Le storytelling politique, par exemple, est une figure de maîtrise, et il concerne aussi bien le présent que le passé. Je crois que notre perception spontanée du temps s’approche de plus en plus de celle que décrit Borgès : un jardin aux sentiers qui bifurquent. Claudio Magris, dans son magistral livre sur le Danube, écrit qu’ « il n’y a pas un train unique du temps, roulant à vitesse constante dans une direction unique ; parfois on croise un autre train qui vient d’en face, du passé, et pendant un moment nous avons ce passé près de nous, à côté de nous, dans notre présent ». Mais je pourrais également citer un autre écrivain qui me semble tout aussi contemporain dans sa vision du monde, Winfried G. Sebald. Ses récits le voient errer dans un espace où se mêlent fiction et documentaire ; ils décrivent ses déambulations à travers l’Europe, de l’Écosse jusqu’aux Balkans, et montrent comment le souvenir des gens et des événements du passé construit l’espace qui nous entoure. Sebald relève les traces de l’Histoire dans les bâtiments, les musées, les monuments, aussi bien que dans des chambres d’hôtel ou des discussions avec les individus qu’il rencontre. Cette forme d’errance, articulée à un rapport spatialisé au passé, constitue selon moi l’axe majeur de l’art des années 2000.

Abraham Pointcheval et Laurent Tixador, Deux pelles.

Abraham Pointcheval et Laurent Tixador, Deux pelles.

Lorsque j’ai réalisé l’exposition Estratos à Murcia, autour des figures de l’archéologue et de l’excavation, je me suis rendu compte que le passé représentait ni plus ni moins, pour les artistes d’aujourd’hui, que ce que le futur signifiait pour un moderniste de 1910 : un axe à partir duquel s’organise un rapport au présent. Au futurisme d’hier succède peut-être, non pas un passéisme, mais un art de l’hétérochronie, qui entremêle les temporalités et considère le passé comme une étendue à arpenter au même titre qu’une Patagonie ou un Cap Horn. Chez nombre d’artistes qui m’intéressent actuellement, le temps semble se spatialiser : on le parcourt comme un espace supplémentaire. La référence ultime du moment, c’est d’ailleurs Robert Smithson. Or, du site au non-site, l’unique différence est temporelle. Son concept de « ruine à l’envers » est devenu un outil courant : ce qui intéresse les artistes, c’est davantage le passé du futur que le futur lui-même. Pour le modernisme, qu’était le passé ? La tradition, que le nouveau allait venir supplanter. Pour le quidam postmoderne, le temps historique faisait figure de catalogue ou de répertoire. Aujourd’hui (et je me situe délibérément dans un au-delà du postmodernisme), le passé se définit en termes de territoire et d’usage. Comme le temps s’est spatialisé, la forte présence du voyage et du nomadisme dans l’art contemporain renvoie à notre relation à l’Histoire. Les rapports qu’entretiennent les artistes contemporains à l’histoire de l’art s’effectuent aujourd’hui sous le signe du déplacement, par l’emploi de formes nomades ou par l’adoption de vocabulaires provenant de « l’Ailleurs ». Bref, le passé est toujours présent, pour peu qu’on accepte de s’y déplacer, comme Pierre Huyghe l’a fait en Antarctique.
Ce qui me passionne actuellement, et qui constituera l’axe central de la triennale de la Tate, Altermodern, que je réalise en février 2009, c’est l’apparition d’un nouveau mode formel, la « forme-trajet » : les composantes d’une forme-trajet ne sont pas forcément réunies dans un espace-temps unitaire. Elle peut renvoyer à un ou plusieurs éléments absents, passés ou à venir. Il peut s’agir d’une installation connectée sur des événements ultérieurs ou sur d’autres lieux, ou qui rassemble dans un même espace-temps les coordonnées éclatées d’un parcours unique. Dans les deux cas, l’œuvre se présente sous la forme d’un déroulé, d’un ruban de signes, d’un agencement de séquences spatiales et/ou temporelles. Elle est l’index d’un itinéraire. Quel est le « lieu » de l’œuvre ? Il est multiple, formé par l’ensemble articulé de ses modes d’apparition. Dans mon nouvel essai, Radicant, j’essaie d’une certaine manière de repenser ensemble la forme de l’œuvre et celle du sujet, par une critique de la notion d’identité culturelle : en partant d’une réflexion sur la globalisation culturelle et le soi-disant « multiculturalisme » post-moderne, je tente d’écrire un plaidoyer pour le sujet, mais sous une forme dynamique – un sujet qui serait un itinéraire, un errant, un personnage sebaldien à jamais étranger à son environnement. Un radicant, c’est un organisme végétal qui fait pousser ses racines au fur et à mesure qu’il avance: vous comprendrez que ce livre constitue aussi un éloge du voyage en tant que forme de pensée, qui présente le temps comme la dernière terra incognita accessible aux artistes de notre époque.

(1) Nicolas Bourriaud, Postproduction, les presses du réel, Dijon, 2003.
(2) Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, les presses du réel, Dijon, 2001.

Nicolas Bourriaud, Radicant, Sternberg Press, parution à l’automne 2008. (en anglais)
Exposition « La Consistance du visible », avec Gérald Decroux, Julien Discrit, Cyprien Gaillard, Camille Henrot, Emmanuelle Lainé, Gyan Panchal, Abraham Poincheval et Laurent Tixador, Lili Reynaud-Dewar et Raphaël Zarka, Fondation d’entreprise Ricard, Paris, du 10 octobre au 22 novembre 2008.
« Altermodern », Triennale de la Tate Modern, Tate Britain, Londres, à partir du 2 février 2009.


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